La paradoxale dynamique du système à maison

Le champ des possibles apparaît ainsi ouvert, dans les limites d'une logique patrimoniale et résidentielle. Reproduction et mobilité, stabilité et dynamisme, se conjuguent dans le cadre du système à maison : protégée du marché foncier par la pratique coutumière de la transmission intégrale d'un domaine aggloméré, l'exploitation est dans le même temps ouverte à ce marché.

La tentation est forte d'attribuer aux vertus du modèle pyrénéen de reproduction la pérennité de l'exploitation familiale. Depuis Le Play, qui a érigé la famille-souche en idéal de stabilité, il exerce une telle fascination que ses dynamiques en ont été laissées dans l'ombre. Durci pour mettre en valeur, par contraste, la mobilité des systèmes égalitaires464, le modèle peut apparaître comme la figure même du conservatisme. Il n'est pas certain pourtant que l'inégalité entre héritiers et la cohabitation imposée par la famille-souche, génératrices de nombreuses tensions familiales, constituent un terrain particulièrement favorable à la pérennité des exploitations. Les fragilités du système ont pu porter au contraire certains dissidents de l'école leplaysienne à mettre l'accent sur sa précarité, et à retourner la célébration de la famille-souche en éloge de l'égalitarisme rural465. Il n'est pas certain non plus que les régimes égalitaires soient si indifférents à la stabilité de l'exploitation familiale. Si, en Basse-Bretagne, la fragmentation des successions a pu engendrer un émiettement et un appauvrissement des exploitations466, en Lorraine ou en Bourgogne qui combinent égalité de l'héritage et inégalité successorale, "la ferme constitue le lieu privilégié auquel tous les chemins ramènent"467.

Comment un système inégalitaire tourné vers la conservation du patrimoine peut-il innover ? comment, à l'inverse, un système de partage égalitaire peut-il se reproduire ? Entre reproduction et mobilité, la petite exploitation rurale chemine en définitive à travers la même contradiction, quel que soit le mode dominant de circulation des terres. La particularité du système à maison et de sa forte éthique familiale est peut-être d'avoir produit une idéologie capable d'occulter sa propre dynamique468. Or les trajectoires de Lekheroa ou d'Ansorloa attestent que son idéal de perpétuation à l'identique laisse place à des stratégies de mobilité : bien des destins d'exploitations s'articulent autour d'un projet familial d'ascension sociale. Il s'agit moins alors de transmettre que de constituer un patrimoine, possibilité ouverte par un accès à la terre élargi à la faveur des reclassements sociaux du second XIXe siècle.

Notes
464.

Tout système d'héritage égalitaire semble devoir se définir négativement, par opposition avec le système à maison. "C'est, s'il fallait définir cette société d'un mot, le système opposé terme à terme à celui de la «maison». Pas de domaine patrimonial constituant un tout, pas d'héritier unique, pas d'attachement symbolique à un lieu auquel une longue généalogie peut être associée" (Martine SEGALEN, Quinze générations de Bas-Bretons, ouvrage cité, p.113). "Ajoutons que la mobilité très importante des fermiers de ces régions les amenait à ne pas considérer leur demeure comme le temple sacré des ancêtres" (Jacques REMY, "Désastre ou couronnement d'une vie ? La vente aux enchères à la ferme", Ruralia, n°3, 1998, p.81).

465.

La splendeur et la décadence de la maison des Melouga, étudiée en 1856 par Le Play puis revisitée par ses disciples, en est l'exemple le mieux connu, mais une étude comparative du corpus leplaysien permet d'en généraliser les conclusions. Frédéric LE PLAY, Emile CHEYSSON, BAYARD, Fernand BUTEL, Les Mélouga. Une famille pyrénéenne au XIXe siècle, ouvrage cité. Alain COTTEREAU et Maurizio GRIBAUDI, Précarités, cheminements et formes de cohérence sociale au XIXe siècle, Paris, EHESS, juillet 1999, 176 f.

466.

Martine SEGALEN, Quinze générations de Bas-Bretons, ouvrage cité, p.111.

467.

Marie-Claude PINGAUD, Paysans en Bourgogne. Les gens de Minot, ouvrage cité, p.150. Georges AUGUSTINS, "Un point de vue comparatif sur les Pyrénées", ouvrage cité, p.211.

468.

Dans le contexte de la poussée démographique du début du siècle, "la famille-souche se montra élastique et résistante [...] elle fut même capable d'occulter l'aventure de sa croissance". Antoinette FAUVE-CHAMOUX, "Les frontières de l'autorégulation paysanne : croissance et famille-souche", Revue de la Bibliothèque Nationale, n°50, 1993, p. 45.