Chapitre 5. Un accès élargi à la terre

Le renforcement de la petite propriété paysanne au XIXe siècle est un processus lent mais général. Du Pas-de-Calais au Roussillon en passant par la Beauce et la région alpine469, il accompagne, sans bouleversements sociaux apparents, l'effritement de la grande ou moyenne propriété et le recul de la micropropriété : "partout, les rentiers, les citadins, les absentéistes ont reculé, cédant la place aux exploitants"470. L'expropriation massive des petits producteurs n'a pas eu lieu, au contraire. Quand, entre 1846 et 1852471, puis à partir de 1880472, les années difficiles voient se ralentir le mouvement des transactions foncières et s'effondrer le prix de la terre, c'est encore la petite propriété qui "étoffe sa part entre celle des miséreux, obligés de partir, et celle des entrepreneurs, découragés d'investir"473.

Si la multiplication des cotes cadastrales ne laisse aucun doute sur la diffusion de la propriété, leur dénombrement à l'échelle du département ou de la région laisse cependant bien des zones d'ombre. Il rend mieux compte de la propriété que des propriétaires, et a fortiori de l'exploitation. Or des reclassements sociaux sont perceptibles, au sein de la grande comme de la petite propriété. L'exploitation par ailleurs ne se cale pas sur la propriété. Des micro-exploitations du Doubs, "rassemblant de très petites parcelles possédées et louées", aux grandes propriétés divisées à l'inverse en multiples exploitations, le décalage entre propriété et exploitation est au contraire considérable : aux 14 millions de cotes foncières de 1884 correspondent 5,7 millions d'exploitations, soit un ratio de 2,48474. Echappe enfin à la statistique une bonne part de l'activité des petits exploitants sur le marché foncier, qui porte souvent sur des lopins infimes, cette "rivalité intense au niveau de chaque parcelle, unique objet, non interchangeable, d'une convoitise qui traverse les générations"475.

C'est au niveau local qu'il faut descendre, à l'échelle de la commune et même du quartier, pour saisir les dynamiques sociales et les stratégies. Entreprise dans le contexte de l'Ancien Régime, cette étude fine du marché foncier que Philippe Vigier appelait de ses voeux476 fait apparaître un marché hétérogène, difficile à saisir, un "marché éclaté"477. Est-ce même un marché? se demande Giovanni Levi devant l'extravagant éventail des prix478. Intimement mêlé au marché de l'argent, inséré dans des relations de parentèle et de voisinage qui rendent possible "le repérage, à tout moment, de la position foncière de chacun, indissociable de sa position généalogique"479, c'est avant tout un marché local. L'offre, la demande, les circuits de la terre y ont partie liée avec les formes dominantes de propriété, les modalités de succession, la pression démographique. La formation des prix y tient pour une part à la valeur agricole des terres, mais aussi à leur valeur symbolique et stratégique.

A l'échelle du Pays basque, les rares indications fournies par les diverses enquêtes agricoles confirment cette segmentation géographique et sociale du marché. Le marché des parcelles en effet n'est pas le marché des exploitations. Signalé dès 1818 par un mémoire anonyme, le décalage entre les deux marchés est un leitmotiv de toutes les enquêtes qui soulignent les prix très élevés des petits lots, objets d'une vive concurrence entre petits propriétaires, alors que les corps de domaine ont parfois du mal à se vendre480. "La petite propriété morcelée a augmenté de valeur; les corps de domaine formant métairie n'ont pas varié de valeur", note la Chambre d'agriculture de Bayonne en 1866. En 1929 encore, "pour des parcelles provenant de partages de successions, la concurrence [...] joue pleinement en faveur des hauts prix. Ils sont souvent inférieurs [...] lorsqu'il s'agit d'une propriété de quelque importance".

La demande est plus forte aussi sur les basses terres alluviales que sur celles des pentes difficiles à travailler, qui exigent une importante main d'oeuvre. En 1866, on voit augmenter la valeur des terres dans les plaines et baisser celle des coteaux : dans le canton de Tardets, le prix des terres de vallée atteint 2,4 fois celui des coteaux481. De même prés et touyas, source de fourrages et de litière, sont plus recherchés que les terres labourables. En 1909, "l'augmentation du bétail, le manque de litière ont eu pour conséquence une plus-value considérable sur les touyas [...] L'hectare de touya qui valait, il y a sept ou huit ans, 1 000 francs, se paie actuellement beaucoup plus cher"482. De 1875 à 1929, la tendance est la même pour les prés, "la récolte fourragère étant de première importance pour cette région"483.

Au marché de l'intérieur enfin s'oppose celui de la côte, où le développement touristique fait flamber les prix, ce qui invite à envisager séparément l'histoire foncière de nos deux communes. Si, d'après l'enquête de 1929, la valeur des terres a dans l'ensemble baissé depuis 1875, "une situation spéciale est à signaler pour la côte basque sur une largeur de 10 à 12 kilomètres. Le développement touristique de cette région particulièrement intense jusque vers 1929 a donné aux terrains une valeur considérable, du fait de l'aménagement des exploitations en vue du ravitaillement en denrées alimentaires de toutes sortes de la population flottante des stations de la côte. Les installations maraîchères, les exploitations conduites en vue de la production du lait ont plusieurs fois décuplé la valeur du fonds par rapport aux prix de 1875 qui étaient sensiblement les mêmes à cette époque pour tout le département"484. L'estimation de la valeur locative des terres par les services du cadastre le confirme : de 1879-1884 à 1911-1914, elle augmente de 10 % à Ascain, mais baisse de 6 % à Hélette485.

Notes
469.

Voir notamment : Philippe VIGIER, Essai sur la répartition de la propriété foncière dans la région alpine, ouvrage cité, 275 p. Ronald HUBSCHER, L'agriculture et la société rurale dans le Pas-de-Calais du milieu du XIXe siècle à 1914, ouvrage cité, pp. 705-738. Jean-Claude FARCY, Les paysans beaucerons au XIXe siècle, Chartres, Société archéologique d'Eure-et-Loir, 1989, pp. 665-752.

470.

Gilbert GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais. 1800-1970, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1973, p. 404.

471.

Profitant des bas prix, "les travailleurs de la terre fournissent encore le plus gros contingent d'acheteurs". Philippe VIGIER, Essai sur la répartition de la propriété foncière dans la région alpine, ouvrage cité, pp. 206-214.

472.

"Une fraction des paysans, non seulement a mieux résisté a la récession, mais a réussi à cette occasion à développer sa propriété". Ronald HUBSCHER, L'agriculture et la société rurale dans le Pas-de Calais, ouvrage cité, p. 723.

473.

Geneviève GAVIGNAUD, Propriétaires-viticulteurs en Roussillon. Structures, conjonctures, société (XVIIIe-XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, p. 446.

474.

Jean-Luc MAYAUD, La petite exploitation triomphante, ouvrage cité, pp. 30-68.

475.

Marie-Claude PINGAUD, Paysans en Bourgogne, ouvrage cité, p. 113.

476.

"C'est à l'échelon communal que, presque toujours, ces problèmes peuvent être résolus. Dans ce cadre restreint, ils perdent d'ailleurs de leur importance, en s'intégrant dans un tout qui les dépasse, qui dépasse même le problème de la répartition de la propriété". Philippe VIGIER, Essai sur la répartition de la propriété foncière dans la région alpine, ouvrage cité, p. 57.

477.

Gérard BEAUR, "Le marché foncier éclaté. Les modes de transmission du patrimoine sous l'Ancien Régime", Annales ESC, n° 1, janvier-février 1991, pp. 189-203.

478.

Giovanni LEVI, Le pouvoir au village. Histoire d'un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989 pour la traduction française, pp. 112-138.

479.

Marie-Claude PINGAUD, Paysans en Bourgogne, ouvrage cité, p. 114.

480.

Mémoire sur l'impossibilité d'asseoir l'impôt foncier avec justice, d'après le classement des terres, dans les Basses-Pyrénées, Pau, Vignancour, 1818, 55 p. Ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, Enquête agricole, ouvrage cité, pp. 115-251. Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête de 1929. Monographie agricole du département des Basses-Pyrénées, ouvrage cité, pp. 69-94.

481.

Louis SERS, L'enquête agricole dans le département des Basses-Pyrénées en 1866, ouvrage cité.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 6M-158 : enquête sur la situation et les besoins de l'agriculture. Réponses faites par M. Darhampé, pour le canton de Tardets.

482.

Ministère de l'Agriculture, La petite propriété rurale en France, ouvrage cité, p. 191.

483.

Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête de 1929. Monographie agricole du département des Basses-Pyrénées, ouvrage cité, pp. 69-94.

484.

Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête de 1929. Monographie agricole du département des Basses-Pyrénées, ouvrage cité, pp. 69-94.

485.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 3P7/69 : évaluation des propriétés non bâties (1911-1914).