3. La vente des communaux

Plus de 1 000 hectares de bois et de pâtures, soit environ 70 % de la surface agricole d'Ascain relèvent encore de la propriété collective jusqu'au milieu du siècle656. Dispersées sur l'ensemble du territoire communal, "de petites parcelles éparses, isolées, longeant le plus souvent des chemins ou des ruisseaux"657, sont en fait d'usage privatif : moyennant une taxe modique, la commune les afferme aux exploitants. Il en est de même des taillis et des fougeraies plantées d'arbres qui occupent les meilleurs terrains, à la base des montagnes. Sur les versants abrupts et les crêtes en revanche, les immenses terrains montagneux au sol pierreux, battus par les vents, sont d'usage collectif : ce sont les terrains de parcours, où les exploitants viennent aussi faucher gratuitement bruyères et ajoncs nécessaires à leurs fumures658.

Si ces terrains collectifs sont d'un faible rapport pour la commune, l'enjeu est d'importance pour les habitants : 9 maisons sur 10 s'en partagent la jouissance659. En témoignent les conflits d'usage, qui amènent à plusieurs reprises la commune à réglementer le libre parcours du bétail660, l'usage des soutrages661, l'installation de fours à chaux dangereuse pour les bestiaux662, ou l'enlèvement des pierres "qui pourrait nuire aux racines des arbres"663. Aussi, jusqu'aux années 1860, la commune n'accepte-t-elle d'aliéner ses biens que par petits lots, à des exploitants qui en font la demande : 24 hectares seulement sont vendus entre 1832 et 1862, soit moins d'un hectare par an664. En 1848 par exemple le conseil municipal décide de "vendre huit parcelles de terrains communaux à six habitants du lieu" qui désirent les mettre en culture : sept de ces parcelles, attenantes aux propriétés des acquéreurs, ne dépassent pas vingt ares665. Mais le conseil municipal est soumis à de fortes pressions, internes et externes.

En 1850, la commune donne à nouveau son accord pour la vente de cinq parcelles. La demande porte cette fois sur plus de six hectares, et surtout sur des lots beaucoup plus grands. Elle provient notamment d'un brigadier des douanes qui vient d'acheter par adjudication l'exploitation d'un petit propriétaire endetté666, et d'un meunier aisé déjà propriétaire de douze hectares; tous deux ont déjà fait l'achat de plusieurs parcelles de communaux dans les années précédentes667. Or sept habitants du quartier, pour la plupart de très petits propriétaires de moins de trois hectares, s'opposent à cette vente qui lèserait leur exploitation : chacun d'entre eux déclare qu'"il est dans l'habitude de faucher une partie des genêts épineux que ces terrains produisent et qu'il y fait paître son bétail"668. Le conseil est prêt à céder, au nom des usages et de l'unité villageoise, considérant "1° que l'aliénation des terrains sollicités [...] est réellement au préjudice des opposants et de quelques uns de leurs voisins attendu qu'ils ont de tous temps la jouissance des soutrages que ces terrains produisent, 2° qu'il est de toute justice de faire régner l'union et l'harmonie parmi les habitants du quartier"669. Il ne donne finalement son accord pour une vente par adjudication que sous la pression du sous-préfet670. Mais sa faveur va à un partage plus équitable entre les habitants,"en proposant à chacun d'eux l'acquisition des portions dont ils ont déjà la jouissance".

C'est la solution adoptée en 1858 : la commune, qui doit faire face à d'importantes dépenses pour améliorer son réseau de chemins, décide de vendre 338 hectares par petits lots "dont le nombre sera suffisant pour que chaque propriétaire puisse en avoir un ou deux et de manière que l'acquéreur ait le choix de payer comptant le capital de l'immeuble qu'il achète ou de verser à la caisse municipale l'intérêt de ce capital", de façon "à mettre à la portée de toutes les bourses les moyens de devenir propriétaire"671. De fait, si cette mise en vente obtient un succès immédiat auprès des plus gros propriétaires, les petits exploitants tardent à acheter les lots qui leur reviennent : les ventes s'étalent jusqu'en 1904, "au fur et à mesure qu'il se présente des acquéreurs pour acheter les lots dont ils jouissent"672, et la commune est encore propriétaire en 1914 de plus de la moitié de ces terrains673.

A la pression interne s'ajoute la pression externe lorsque le conseil doit répondre à deux propositions d'achat d'une toute autre ampleur, émanant d'un notaire de Saint-Jean-de-Luz puis d'un ingénieur des Ponts-et-Chaussées. Toutes d'eux portent sur les parcelles dites "Bois d'Ascain", la seule partie des communaux susceptible d'être mise en culture : "le coteau nord offre un plan incliné en pente très douce, et est propre ainsi que la plaine à être converti en labourables ou en prairies [...] La configuration du sol se prêterait à l'irrigation d'au moins cinquante hectares de ce terrain, le débit des ruisseaux y pourvoirait facilement"674. En 1858, le conseil s'oppose une première fois à la demande du notaire Félix Fargeot qui propose d'en acquérir soixante hectares : "cette partie est complantée d'arbres, chênes et châtaigniers qui donnent un revenu à la commune [...] D'un autre côté le sol de ce terrain est une fougeraie répartie par lots et donnée en jouissance à divers propriétaires de la commune [...]"675. Deux ans plus tard, contre l'avis du maire et du sous-préfet676, la seconde offensive est repoussée de la même manière : cette aliénation porterait "atteinte aux intérêts de l'agriculture et trop de préjudice aux propriétaires qui jouissent de ce terrain en leur enlevant les moyens dont ils se servent pour faire des engrais et pour l'amélioration de leurs propriétés"677.

C'est finalement la pression de l'Etat qui a raison des dernières résistances villageoises. Sur le rapport d'un ingénieur des Ponts-et-Chaussées dépêché sur place en 1862678, le préfet met le conseil municipal en demeure de délibérer sur la mise en valeur des communaux. Il se heurte à un refus : la commune poursuit en réalité ses aliénations, mais tient manifestement à en rester maîtresse679. Ce n'est qu'au prix d'un chantage que le préfet parvient à ses fins en 1867 : la subvention tant attendue pour la construction de routes ne sera accordée qu'en échange d'un "engagement de réaliser des ressources extraordinaires par des ventes de communaux"680. Les 60 hectares du Bois d'Ascain sont donc mis aux enchères, mais en 69 lots qui sont progressivement acquis par les exploitations voisines.

Entre 1832 et 1914, la commune a finalement aliéné près de 450 hectares, soit 40% de son patrimoine, dont les 3/4 dans les années 1860. Les ventes par petits lots, à des prix accessibles, les facilités de paiement accordées aux acquéreurs, ont permis aux 2/3 des exploitations de participer au partage681. Ce partage a pourtant bénéficié avant tout aux plus gros exploitants. Si les achats en effet sont dans l'ensemble proportionnels à la taxe payée en 1853, nombre de micro-exploitations exclues de la vente ont pu être lésées682. A l'autre extrême, sept propriétaires qui accaparent à eux seuls 1/4 des terrains vendus se sont approprié bien plus que la part qui leur était jusqu'alors concédée. Une part des communaux enfin, et notamment la plus riche, a échappé aux exploitants : trois commerçants du bourg qui ont fait fortune en Amérique se sont rendus propriétaires d'une bonne partie des parcelles tant convoitées du Bois d'Ascain pour les mettre en culture683. Sans être l'occasion de redistributions et de bouleversements sociaux d'envergure, la vente des communaux est ainsi la source de tensions sensibles et de querelles dont les échos parviennent jusque chez le juge de paix : les gros acquéreurs font l'objet de ressentiments tenaces; entre nouveaux acquéreurs et anciens usagers se multiplient les conflits de jouissance684.

Pour les petits propriétaires, elle est plus qu'une simple transformation du statut juridique de terrains déjà concédés. Ils ont certes pour l'essentiel conservé les pâtures indispensables à leurs bestiaux et à leurs fumures. Mais ils les ont aussi agrandies en défrichant 70 hectares de bois (20 hectares de châtaigneraies victimes de maladie, mais aussi des taillis), et ont mis en culture les petites parcelles éparses proches des centres d'exploitation685. La vente des communaux a ainsi contribué à leur ouvrir un accès à la terre qu'interdisait par ailleurs la forte concurrence sur le marché local686.

Notes
656.

Voir tableau 8 en annexe de l'introduction : part des biens communaux.

657.

Arch. com. Ascain : Reconnaissance des marais et terres incultes appartenant aux communes. Commune d'Ascain. Rapport de l'Ingénieur ordinaire (31 octobre 1866).

658.

Arch. com. Ascain : Mise en valeur et assainissement des marais et terrains communaux, Rapport de l'Ingénieur ordinaire du 24 mars 1862.

659.

Arch. com. Ascain : registres des délibérations municipales. Rôle de taxes à payer par les habitants, chefs de maisons, pour jouissance des communaux, exercice 1853.

660.

Elle cherche à limiter les incendies volontaires de landes, couramment pratiqués par les bergers pour favoriser la pousse de l'herbe au printemps : "attendu que les incendies ont eu lieu dans les landes communales de ce lieu pendant plusieurs reprises [...] le parcours sur les terrains communaux incendiés est interdit [...] pendant six mois pour tout le bétail à laine et généralement conduit et surveillé par des pâtres et pasteurs [...]" (Arrêté municipal du 18 février 1840). Des dommages sont également provoqués par le parcours des porcs "laissés en liberté sur les communaux" (Arrêté municipal du 8 mars 1842), ainsi que des oies et des chevaux, dont le pacage est interdit à partir de 1853. "Le pâturage des oies dans les landes communales a pour effet de brûler les tiges des herbes et de nuire aux bêtes à corne ou à laine" (Arrêté municipal du 20 février 1853). "Chaque année à la même époque un très petit nombre de chevaux de la commune font devaguer (sic) toutes les juments en pacage et peuvent leur occasionner la perte du fruit qu'elles sont appelées à donner" (Arrêté municipal du 31 mai 1853). Arch. com. Ascain : registres des délibérations municipales.

661.

Les habitants des communes voisines sont les premiers incriminés : "divers particuliers de la commune sont privés, plus ou moins, de la jouissance des essences végétales consistant en fougères, genêts épineux et bruyères, attendu que des habitants des communes environnantes en font la coupe d'une grande quantité et le transport à leur domicile sous prétexte de posséder quelques petites propriétés en cette commune" (Arrêté municipal du 27 août 1842). Mais le conflit est aussi interne : "plusieurs habitants en abusent, soit par la coupe avant la maturité soit par l'enlèvement trop tardif des fougères au préjudice de l'agriculture et des pâturages du terrain communal" (Arrêté municipal du 5 février 1849). En 1853, le conseil municipal constate "1°/ que depuis quelques temps les habitants vont sur les communaux ramasser le fumier que font les bestiaux au pacage, 2°/ qu'un usage établi à ce sujet a été respecté jusqu'en l'année 1850, 3°/ que depuis cette époque on reconnaît que les communaux se sont appauvris faute de bonification" (Arrêté municipal du 20 février 1853). Arch. com. Ascain : registres des délibérations municipales.

662.

Arch. com. Ascain : registres des délibérations municipales. Arrêté municipal du 5 février 1849.

663.

Arch. com. Ascain : registres des délibérations municipales. Arrêté municipal du 20 avril 1863.

664.

Voir tableau 8 en annexe : chronologie des ventes.

665.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17552 : vente du 11 mai 1849.

666.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17751 et 17555 : vente du 12 janvier 1847, quittances du 9 mai 1848 et du 23 mai 1852.

667.

Arch. com. Ascain : délibération du 8 décembre 1850 et matrice cadastrale.

668.

Arch. com. Ascain : enquête du 6 février 1851.

669.

Arch. com. Ascain : délibération du 18 février 1851.

670.

Arch. com. Ascain : délibération du 2 mars 1851. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17554 : vente du 14 avril 1851.

671.

Arch. com. Ascain : délibération du 16 mai 1858.

672.

Arch. com. Ascain : délibération du 14 novembre 1880.

673.

Arch. com. Ascain : matrice cadastrale.

674.

Arch. com. Ascain : mise en valeur et assainissement des marais et terrains communaux. Rapport de l'Ingénieur ordinaire du 24 mars 1862.

675.

Arch. com. Ascain : délibération du 8 août 1858.

676.

Hilaire Argelliès, nommé en 1856 et maire jusqu'en 1864, est propriétaire d'une quarantaine d'hectares. Receveur des douanes en retraite, il a épousé en 1819 la plus riche héritière de la commune.

677.

Arch. com. Ascain : délibération du 12 août 1860.

678.

Arch. com. Ascain : Mise en valeur et assainissement des marais et terrains communaux, Rapport de l'Ingénieur ordinaire du 24 mars 1862.

679.

Arch. com. Ascain : délibération du 15 mai 1862.

680.

Arch. com. Ascain : délibérations du 26 septembre 1865 et du 3 mars 1867.

681.

Voir tableau 9 en annexe : prix de vente des communaux.

682.

Voir tableau 10 en annexe : rapport entre les achats et la taxe sur les communaux.

683.

Voir tableau 11 en annexe : les acquéreurs du Bois d'Ascain.

684.

Chemins barrés, limites contestées, soutrages "volés", insultes, pétitions, divisions au sein du conseil municipal : la redistribution des terres communales est au centre des conflits villageois pendant une vingtaine d'années.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-33/9 à 11 : audiences des 12 octobre 1860, 16 novembre 1869, 9 avril 1878, et 19 août 1879.

Arch. com. Ascain : registres des délibérations municipales. Délibérations des 5 et 20 décembre 1869 et du 29 juillet 1875.

685.

Voir tableaux 11 et 12 en annexe : Les acquéreurs du Bois d'Ascain. Reconversion et mise en valeur des terrains vendus.

686.

En témoigne notamment la forte plus-value de certains terrains du Bois d'Ascain, achetés autour de 370 francs l'hectare, et revendus plus de 600 francs l'hectare dans les années 1880. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15629 et 17912 : ventes des 25 juin 1880 et 28 novembre 1889.