1860-1891 : des acquisitions dispersées

C'est entre 1860 et 1884 que l'exploitation, jusqu'ici plus artisanale qu'agricole, agrandit sensiblement sa superficie. Lorsqu'il prend la succession à la mort de son père en 1859, Salvat Teilletche bénéficie de la relative aisance acquise par les générations précédentes. En 1860, il reçoit 650 francs au titre d'une créance longtemps contestée, héritée d'une grand-tante paternelle706. De son oncle maternel Salvat Elissalde, il reçoit en 1862 la soulte de sa mère, versée en terre et en argent : 600 francs et 70 ares de bois707. Son épouse Françoise Daguerre, fille d'un propriétaire de Saint-Pée, est dotée de 2 000 francs708. Fils unique, Salvat enfin n'a pas de cohéritiers à dédommager.

Dès son installation en 1860, il achète les 58 ares d'une parcelle de labour et d'un ancien bois converti en pré à Catherine Baratceart, cousine germaine de son père709. Catherine est restée célibataire depuis qu'en 1815 le décès prématuré de ses parents l'a laissée à la tête de la maison Etchartea710. D'abord couturière à Ascain, elle a dû s'endetter pour acheter les parts de ses cadets711, puis se défaire d'une partie de son patrimoine : la maison et le jardin, cédés en antichrèse et finalement vendus à un menuisier712. Servante puis marchande de meubles à Saint-Jean-de-Luz, elle a gardé pendant près de cinquante ans la propriété des deux parcelles qu'elle ne se résout à vendre à Salvat Teilletche que malade et endettée, à la fin de sa vie. Mais il est fort possible que ces terres aient été de longue date déjà exploitées par ses cousins713.

Au terme de deux années de transactions familiales, la propriété s'est donc agrandie de plus d'un hectare. C'est encore au sein de la famille que circule le reste de la dot de Françoise Daguerre : les 1 200 francs prêtés à Francisca Teilletche, tante de Salvat, permettent à sa cousine Marie, qui vient d'épouser un charpentier, d'accéder à la propriété d'une micro-exploitation714. Mais avec moins de deux hectares de labour, vingt ares de pré et un petit bois, Marihaurrenea reste une très petite propriété aux parcelles dispersées.

Les acquisitions effectuées tout au long des vingt années suivantes, au gré de l'offre, accentuent encore la dispersion géographique de l'exploitation qui ne parvient pas à se remembrer. La vente massive des communaux au début des années 1860 lui offre d'abord l'occasion de s'agrandir à bon prix de deux hectares de bois et pâtures, en grande partie défrichés et mis en culture : un hectare de bois est converti en pâture, et 84 ares en pré715. En 1868, la disparition d'une lignée de tisserands permet à Salvat Teilletche d'agrandir et de réunir en une seule parcelle de 36 ares les deux minuscules labours hérités de ses grands-parents716. Avec les trois petits labours (45 ares) achetés la même année à un voisin endetté717, ses parcelles cultivées se dispersent en sept sites différents, dans un rayon de plus de deux kilomètres autour du centre d'exploitation. C'est sans doute ce qui le détermine à vendre à un émigré un labour éloigné hérité de ses grands-parents718.

L'endettement de nombreux petits propriétaires d'une part, la pression foncière exercée par les émigrés et une bourgeoisie en quête de villégiatures d'autre part, semblent accélérer la circulation des parcelles qui se vendent de plus en plus cher719. En 1873, Salvat Teilletche achète 2 400 francs les 76 ares d'un pré, mis en vente par une épicière du bourg assaillie par ses créanciers720. En 1874, il achète encore un bout de pâture à la commune. En 1883, un notaire de Saint-Jean-de-Luz lui vend une parcelle de 78 ares dénommée "Teilletche" : cette pâture communale, très probablement exploitée par Marihaurrenea lors de l'établissement du cadastre, puis acquise par le notaire en 1863, est défrichée et convertie en pré721. En 1884, il agrandit de 28 ares un labour acheté en 1868.

Sa politique d'acquisitions foncières connaît ensuite, comme celle de Sansoenea à Hélette, une pause de près de vingt ans : la crise de la fin du siècle met fin à la croissance de l'exploitation, qui ne s'agrandit plus que d'une pâture anciennement communale, revendue en 1900 à Salvat Teilletche par son premier acquéreur. Peut-être Salvat a-t-il enfin procédé en 1891 à une tentative de remembrement. Cette année-là, Jeanne Berho, veuve sans descendance, lui fait donation de la nue-propriété de son petit bien de 50 ares, limitrophe d'un pré et d'un labour de Marihaurrenea. La donation, complétée par un testament qui fait de Salvat Teilletche le légataire universel de Jeanne Berho, n'est bizarrement assortie d'aucune contrepartie apparente722. Or un an plus tard, Salvat revend à Martin Berho, frère de la donatrice tout juste rentré d'Amérique723, la propriété de sa soeur pour une somme de 1 000 francs versée "hors de la vue de nous notaires et témoins"724. Le retour de Martin Berho a-t-il fait échouer une tentative de remembrement, ou Salvat a-t-il été le simple intermédiaire d'un arrangement familial ? L'opération est douteuse et difficile à décrypter.

En un demi-siècle, la micro-exploitation des cordonniers a réussi sa reconversion. Dans le contexte pourtant difficile d'une forte pression foncière et d'une envolée du prix de la terre, elle a bénéficié du déclin ou de la disparition de petites exploitations endettées d'une part, de la vente des communaux d'autre part. En partie défrichées et converties en prés, les anciennes terres collectives représentent près de la moitié d'une propriété qui approche les huit hectares au tournant du siècle. La géographie exceptionnellement dispersée des cinq hectares de parcelles cultivées, acquises au hasard de l'offre, rend toutefois incertaine la viabilité de l'exploitation. Passée la guerre, elle s'effrite lentement725.

Notes
706.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutations par décès des 9 mars 1847 et 25 octobre 1859. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15603 : vente du 6 novembre 1846. III-E 15609 : quittance du 29 janvier 1860.

707.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15611 : partage du 13 avril 1862.

708.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15610 : contrat de mariage du 14 juillet 1861.

709.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15609 : vente du 12 janvier et quittance du 13 janvier 1860.

710.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 247-Q-1 à 11 : mutation par décès du 24 mars 1815. Arch. com. Ascain : liste nominative des habitants du quartier de la Place (sans date, vers 1816).

711.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15580 et 15582 : ventes des 10 décembre 1824 et 3 mars 1826.

712.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17544 : vente du 18 mai 1830.

713.

Catherine Baratceart est sans doute restée liée à ses cousins, dont elle était proche à l'époque où elle vivait à Ascain : en 1827, Pierre et Joachim Teilletche sont tous deux témoins, en tant que parents, du mariage de sa soeur Gracianne.

714.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15610 : obligation et vente du 5 décembre 1861.

715.

La vente des communaux s'effectue à cette époque par actes administratifs, et seule la matrice cadastrale semble avoir gardé le détail de ces opérations. Certaines déclarations de mutation par décès toutefois indiquent le prix d'achat des anciennes parcelles communales : il est toujours très modeste. Il faut par ailleurs attendre 1914 pour voir enregistrer les changements de nature des parcelles; il est donc presque toujours impossible de dater précisément défrichements et mises en culture. Arch. com. Ascain : matrices cadastrales de 1832 et 1914.

716.

Jusqu'à sa mort en 1857, Etienne Ithurria est tisserand et propriétaire des 24 ares d'Arotcenea. La maisonnée y compte jusqu'à cinq tisserands en 1851. Mais à Ascain comme dans toutes les campagnes françaises, les tisserands se relèvent mal de la crise du milieu du siècle. En 1848, Etienne Ithurria, "aveugle et dans la misère", fait partie des pauvres de la commune. Ses cinq enfants abandonnent la profession de leur père pour devenir ferblantier ou journalier, et quittent Ascain pour des communes rurales proches. En 1868, la maison et le minuscule domaine aggloméré sont achetés par un grand propriétaire voisin, le petit labour isolé par Salvat Teilletche. Arch. com. Ascain : liste nominative des contribuables qui se trouvent dans l'impossibilité de payer la contribution extraordinaire de l'exercice 1848. Listes nominatives de recensement. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15963 : vente du 11 mai 1868. III-E 15617 : vente du 27 novembre 1868.

717.

Voir ci-après : biographie d'Hiriburua.

718.

Voir chapitre 8 : biographie d'Herassoa.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18206 : vente du 4 juin 1869.

719.

Voir tableau 26 en annexe : Marihaurrenea. Prix des parcelles à Ascain.

720.

Veuve d'un marin, Gracieuse Gracy est propriétaire de six hectares hérités de son père. Son commerce périclite, elle se brouille avec son gendre. Sa fille, couturière à Paris, vend le reste de sa propriété en 1887 au principal créancier, marchand de vin et contrebandier notoire. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15622 : vente du 27 août et levée partielle d'hypothèque du 21 septembre 1873. III-E 15636 : vente du 15 mars 1887.

721.

Rien n'indique si la mise en valeur est l'oeuvre de Salvat Teilletche ou du notaire. Ce dernier ne possède à Ascain qu'une petite métairie de quatre hectares qui se consacre à l'élevage ovin sur les hauteurs de la Rhune, dont ni la superficie ni l'utilisation des terres n'ont changé entre 1832 et 1914. Arch. com. Ascain : matrices cadastrales et listes nominatives de recensement. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-160 : Bureau de Herboure. Registres de déclarations et de passavants pour les bestiaux français envoyés au pacage à l'étranger ou dans la zone extérieure. Années 1905-1906.

722.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15640 : testament et donation du 5 mai 1891.

723.

Martin Berho est un insoumis. En 1872, lors du conseil de révision, il est à Montevideo. Rentré à la veille de ses quarante ans, il est arrêté le jour même par les gendarmes, traduit en conseil de guerre, puis acquitté. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement.

724.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15641 : vente du 19 août 1892.

725.

Arch. com. Ascain : matrice cadastrale en 1914.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1204-W/11 : enquête agricole de 1942. Commune d'Ascain.