Un marché régulé

Sur ce marché des exploitations, les petits propriétaires vendent bien plus qu'ils n'achètent. Ils ne vendent pourtant que contraints et forcés, si possible avec faculté de rachat, après avoir épuisé les possibilités du crédit et des arrangements de famille ou de voisinage. Hiriburua, en difficulté depuis les années 1840, ne se défait qu'en 1895 de ses dernières parcelles, gagnées sur les communaux. Liées à une mobilité sociale généralement descendante, leurs ventes sont surtout successorales. Leurs acquisitions sont limitées, en nombre et en superficie. En quête de parcelles, ils bénéficient davantage du déclin des artisans micro-propriétaires que de l'érosion de la propriété bourgeoise, sauf quand elle est démantelée.

La demande des petits propriétaires en effet porte davantage sur les petits lots. Comme en Bourgogne, comme dans le Piémont du XVIIe siècle aussi, "c'est par «petits bouts» qu'on s'agrandit, «pièce par pièce»"760, à Marihaurrenea ou à Sansoenea, et la concurrence est forte pour des lopins souvent minuscules761. Le petit propriétaire est prêt à payer très cher la parcelle à ses yeux irremplaçable, et qui n'a parfois de valeur que pour lui. Mais sa demande est plus sélective qu'extensible : elle trouve sa limite dans les capacités de travail et les besoins de consommation du groupe domestique, et les stratégies du petit propriétaire relèvent avant tout de logiques de proximité et de remembrement.

L'économie familiale, avec son idéal d'autosuffisance, est aussi pour une part une économie morale hostile à une accumulation sans limites762. Les échanges se font entre voisins, or l'on n'a pas le droit d'affamer son voisin : les propriétaires successifs de Sansoenea attendent jusqu'en 1908 la mort des tisserands de Mougnoteguia pour s'approprier leurs terres, et leur prêtent de l'argent en attendant. A Ascain, la même nécessité de maintenir de bonnes relations dans la société d'interconnaissance et le souci de l'unité villageoise conduisent à partager les communaux de façon à ne léser personne, et à en exclure les étrangers : ils sont mis en vente par petits lots, à des prix accessibles à la plupart des exploitants. La terre n'est pas un bien destiné à circuler, mais un patrimoine et un moyen de subsistance dont le marché est régulé par la collectivité, avec sa morale implicite de petits producteurs et de petits consommateurs763.

Notes
760.

Marie-Claude PINGAUD, Paysans en Bourgogne, ouvrage cité, p. 113.

761.

Giovanni LEVI, Le pouvoir au village, ouvrage cité, p. 112.

762.

A la notion d'économie morale, proposée par Edward P. Thompson, Florence Gauthier et Guy-Robert Ikni préfèrent celle d'économie politique populaire pour désigner cette "économie de la petite production et de la consommation du nécessaire (pas toujours frugal) garantie à tous", fondée sur le postulat d'un droit universel à l'existence. Elle se manifeste lors des révoltes frumentaires de la fin de l'Ancien Régime comme "l'alternative à l'économie politique fondée sur la liberté indéfinie d'accumulation et de consommation" prônée par les physiocrates. Edward P. THOMPSON, "L'économie morale de la foule dans l'Angleterre du XVIIIe siècle", Past and present, n° 50, février 1971. Traduction française publiée par Florence GAUTHIER et Guy-Robert IKNI, La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle, Montreuil, Editions de la Passion, 1988, 237 p.

763.

"En réalité, sous l'apparent mécanisme de marché qui semble présider à cette grande masse de transactions de terres, se cachent le problème général des ressources, du pouvoir, de la subsistance, de la solidarité [...] Tout cela peut coexister avec la tendance à maximiser sa position économique mais aussi se trouver en opposition". Giovanni LEVI, Le pouvoir au village, ouvrage cité, p. 113.