Exploitants et propriétaires : des dynamismes

La tentation est forte de noircir le tableau, et d'accentuer jusqu'à la caricature les figures stéréotypées du métayer misérable et du latifundiaire absentéiste. Or quelques indices, parfois ténus, invitent au contraire à le nuancer.

Les métayers d'une part peuvent disposer de ressources insoupçonnées. Jean Berho, le pauvre métayer de Campagna méprisé par son voisin, est aussi charpentier831. Certes, il se déclare laboureur depuis que, pour nourrir sa nombreuse famille de neuf enfants, il a dû prendre en location des exploitations de plus en plus grandes, à Urrugne puis à Ascain. Mais il fabrique des cercueils et continue à fournir ses services à ses voisins qui s'adressent à lui pour des travaux de charpentier832. Quand, après le mariage de ses deux aînés et le départ de trois de ses fils pour l'Amérique833, il quitte Campagna pour une exploitation plus petite, il devient fermier d'une exploitation voisine, louée 200 francs834, où il élève plusieurs chevaux835.

En 1904, l'un de ses successeurs à Campagna obtient quant à lui une récompense au concours des comices agricoles de Saint-Jean-de-Luz pour les produits de sa basse-cour836 : comme le métayer de Goyty837, il a développé les petites productions qui échappent au partage. Le sort des locataires de Vignemont se transforme d'ailleurs profondément au tournant du siècle. Ils se stabilisent alors, pour une cinquantaine d'années au moins : tous les ménages présents avant la guerre transmettent l'exploitation à leurs enfants, qui y sont encore fermiers ou métayers en 1946838.

L'immobilisme ne règne pas non plus du côté des propriétaires. En près d'un siècle, le domaine de Vignemont a en effet connu des modifications non négligeables. Les quatre hectares de vergers d'abord ont été arrachés, comme dans toutes les exploitations de la commune, et remplacés par des prés et des labours. Le domaine ensuite a été légèrement remembré. Dolhareçaharreta, la plus petite des cinq métairies, a disparu : ses terres ont été rattachées à celles de deux autres métairies dans les années 1860, puis la maison a été démolie en 1889. La maison de maître en ruines a été détruite à la même date, pour ne laisser subsister que la maison de colons, un bâtiment beaucoup plus modeste à six ouvertures839.

Les châtelains d'Urtubie semblent à la fin du siècle réinvestir leurs terres d'Ascain et assumer leur statut de gentilshommes campagnards. En sa qualité de conseiller général du canton, Henry de Larralde-Diusteguy préside en 1898 les tout nouveaux comices agricoles de Saint-Jean-de-Luz840. Son neveu Bernard de Coral, qui lui succède à la mairie et au château, crée en 1932 le Syndicat agricole d'Urrugne841. Le recensement agricole de 1942 enfin montre que le domaine de Vignemont s'est tourné vers le marché de la Côte basque en s'orientant vers la production bovine, et notamment laitière : il élève 43 bovins, dont 11 vaches laitières842.

Ici comme ailleurs, la grande propriété nobiliaire, investie d'une valeur symbolique et patrimoniale, ne s'effrite que lentement843. Les propriétaires en effet gardent durablement leur assise foncière, base de leur pouvoir politique. Réunies en 1912, puis à nouveau partagées en 1933, les terres restent dans la famille qui fournit à chaque génération un châtelain d'Urtubie et un maire à Urrugne844. Mais cette résistance, qui ne relève plus d'une logique économique, est rarement celle de la grande exploitation : au sein de la grande propriété se pérennise la petite exploitation.

Notes
831.

Arch. com. Ascain : registre des mariages (1858); liste nominative de recensement (1861).

832.

Arch. dép. Hautes-Pyrénées 2-U-165 : dossier Sougarret (avril 1881).

833.

Arch. com. Ascain : registre des mariages. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement.

834.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 10 novembre 1894.

835.

Arch. com. Ascain : registre de déclaration des chevaux, juments, mulets et mules de tout âge (1901).

836.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 7-M-20 : comices agricoles (1897-1939).

837.

Voir les comptes de Goyty : chapitre 3.

838.

Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement (1901-1946).

839.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 24 décembre 1889. Arch. com. Ascain : matrice cadastrale de 1882 (propriétés bâties). Listes nominatives de recensement.

840.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 7-M-20 : comices agricoles (1897-1939).

841.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 7-M-21 : syndicats agricoles (1896-1938).

842.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1204-W/11 : enquête agricole de 1942. Commune d'Ascain.

843.

Voir notamment : Claude-Isabelle BRELOT, La noblesse réinventée. Nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870, Besançon, Annales littéraires de l'Université de Besançon, 1992, tome I, chapitre 4. Vincent THEBAULT, Les bourgeois de la terre, ouvrage cité, pp. 777-780. Philippe VIGIER, Essai sur la répartition de la propriété foncière dans la région alpine, ouvrage cité, pp. 194-199. Ronald HUBSCHER, L'agriculture et la société rurale dans le Pas-de-Calais, ouvrage cité, pp. 727-729.

844.

Arch. com. Ascain : matrice cadastrale de 1914. Henri LAMANT-DUHART, "Les seigneurs d'Urtubie", Urrugne, ouvrage cité, pp. 84-88.