Une métairie modèle

Agrandie de plus de cinq hectares de communaux achetés entre 1861 et 1883, la propriété change à nouveau de mains à la fin du siècle. La veuve, qui n'a laissé aucun descendant à son décès en 1886, en a légué la nue-propriété à la Maison de la Miséricorde de Bayonne et l'usufruit à son frère, chocolatier à Bayonne, qui confie pendant quelques années la direction de la métairie à un gérant886.

Le nouvel acquéreur, René Minier, est ingénieur agronome. Son père, capitaine de frégate, est arrivé vers 1880 à Ascain, où il a acheté la propriété d'un officier de marine, Harguinenea. Après ses études d'agronomie, René Minier devient régisseur du château d'Abbadia, grande propriété aristocratique d'Urrugne887. Il s'installe à Harguinenea après le décès de son père888, et agrandit la propriété de plusieurs exploitations dont il entreprend le remembrement.

Aux héritiers d'un capitaine de navire, il achète Acaldeguia, une métairie de huit hectares. Au fils d'un petit propriétaire depuis longtemps installé dans une commune voisine, il achète Agoretta et Apacatalinenea, deux micro-exploitations qui ont abrité pendant un demi-siècle des ménages de journaliers. Les deux maisons sont démolies, et leurs deux hectares de cultures convertis en prés889. A un entrepreneur de Ciboure enfin, il achète le moulin de Portucoerrota, dont le dernier meunier a cessé son activité depuis 1886, et qui ne moud plus que chaux, plâtre, et ciment890. Avec Harguinenea et Ingoytia, toutes ces exploitations acquises entre 1896 et 1906 forment un domaine d'un seul tenant, d'une superficie de plus de 40 hectares891.

Le domaine est divisé en trois métairies, dont le propriétaire présent sur ses terres assure la direction. La plus importante est certainement Ingoytia, qui emploie en permanence la main-d'oeuvre d'un nombreux ménage comptant de quatre à six adultes. Les métayers s'y succèdent tous les dix ans, en fin de cycle familial, avec leurs grands enfants, après avoir tourné dans la propriété ou ses environs immédiats. Gracieuse Irubetagoyena ainsi est née en 1875 à Ingoytia, dont ses parents étaient métayers, et y a passé toute sa jeunesse. Lorsqu'elle épouse Bertrand Aramendy en 1897, le jeune ménage y reste encore quelques années avec les parents de Gracieuse puis, en 1906, s'installe à Uhaldea, une exploitation voisine. Vingt ans plus tard, à 55 ans, Gracieuse et son mari reviennent à Ingoytia pour une dizaine d'années avec leurs neuf enfants. Ce sont les métayers d'Acaldeguia qui les ont remplacés de 1906 à 1926, et qui leur succèdent ensuite à Uhaldea, dernière acquisition de René Minier892.

René Minier s'est donc assuré une main-d'oeuvre stable et fidèle, qu'il redistribue régulièrement dans ses différentes métairies. C'est un propriétaire actif et un vecteur de la modernité économique et politique. Acteur du changement agricole, il préside en 1906 le syndicat agricole de Saint-Jean-de-Luz qui fournit grains et engrais à ses 360 adhérents893. Il est en 1908 l'un des fondateurs du Comice agricole luzien, concurrent du Comice présidé par Henry de Larralde-Diusteguy, et en devient le président en 1920. En 1910, son domaine y obtient une prime d'honneur, et son métayer d'Acaldeguia le second prix des taureaux de race étrangère894. Sa réussite et sa fidélité républicaine sont récompensées en 1909 par une nomination dans l'ordre du Mérite agricole895, mais lui valent moins de succès à Ascain : maire en 1904, il doit démissionner dès 1906 à la suite des inventaires, et laisser la place à un clérical896. Entrepreneur en tous genres, René Minier est aussi le fondateur à Ascain d'une bouchonnerie, qu'il installe dans son moulin, et d'une blanchisserie industrielle qui prend place au début du siècle dans un bois d'Ingoytia897. D'Ingoytia, toujours en métayage en 1946, il a fait la première exploitation laitière de la commune898.

Fermier et propriétaire, journalier et fermier, métayer et domestique, ici encore la multiplicité des statuts est constante. Si la fin du siècle voit reculer la précarité, elle voit aussi toutefois se concentrer la propriété, l'exploitation, et le pouvoir de décision. Plus stables, les métayers n'en sont pas moins dépendants de propriétaires de plus en plus présents, qui assurent la gestion et la modernisation de l'exploitation. Dans le cadre d'un domaine dirigé comme une grande exploitation, la petite exploitation en métayage, avec sa main-d'oeuvre familiale gratuite et autosuffisante, triomphe ici comme une alternative rentable au salariat.

Notes
886.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutations par décès des 4 mars 1887, 26 avril 1887 et 18 mai 1895. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 12250 : inventaire du 18 février 1895.

887.

Georges PIALLOUX, "Célébrités d'Ascain. Visages d'autrefois", Ascain, ouvrage cité, p. 473.

888.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 8 novembre 1902. Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement (1906-1911).

889.

Arch. com. Ascain : matrices cadastrales.

890.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17586 : bail à ferme et ratification de bail des 2 juin 1892 et 2 juillet 1893.

891.

Aux yeux de l'administration du cadastre, la propriété du père et celle du fils restent distinctes jusqu'en 1922. Elles ne figurent donc pas parmi les plus grandes propriétés de la commune.

892.

Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement (1901 à 1931).

893.

Arch. nat. F12-4700/3 : syndicats agricoles dissous. Basses-Pyrénées.

894.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 7-M-20 : comices agricoles (1898-1939).

La création du nouveau comice est commentée par le sous-préfet dans un courrier du 28 août 1908 : "L'ancien comice qui est aux mains des réactionnaires a décidé pour faire pièce à la municipalité républicaine de ne rien faire cette année [...] Le maire de Saint-Jean-de-Luz et le comité républicain ont résolu pour parer à cette manoeuvre d'organiser de leur côté un concours agricole".

895.

Les considérations politiques ne sont évidemment pas absentes de cette nomination. Le brouillon d'une lettre adressée au ministre par un élu républicain en 1905 souligne l'importance politique du choix des candidats "dans les Basses-Pyrénées où le parti clérical nombreux et discipliné s'organise déjà en vue des luttes prochaines [...]" Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1-M-212 : Mérite agricole (1900-1934).

896.

Les inventaires ont été houleux à Ascain comme dans beaucoup de paroisses du Pays basque : il a fallu deux interventions des gendarmes et l'appui d'un régiment d'infanterie pour venir à bout de la foule amassée devant l'église barricadée, dont les portes ont été défoncées à la hache. Hubert LAMANT-DUHART, "La vie municipale", Ascain, ouvrage cité, p. 460.

897.

Arch. com. Ascain : matrice cadastrale. Georges PIALLOUX, "Activité et économie", Ascain, ouvrage cité, p. 70, et Gilbert DESPORT, "Les moulins d'Ascain", ibid., p. 242.

898.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1204-W/11 : enquête agricole de 1942. Commune d'Ascain.

Arch. com. Ascain : liste nominative de recensement de 1946.