Salvat Lacouague

Tout autre est le sort de Salvat Lacouague, le bailleur de 1875, qui connaît au contraire une trajectoire ascendante. Egalement métayer, Salvat est doublement lié à Guillaume Delgue : il est le successeur de sa soeur à Partha; il est aussi son beau-frère, et peut-être est-ce là le secret de ce bail mobilier peu commun.

Son père Pierre Lacouague était journalier lors de son mariage en 1834, mais s'est très vite stabilisé dans la métairie de Chehela, propriété de la maison Chouhiteguia925, où il est recensé comme métayer en 1851. Signe de relative aisance, Pierre Lacouague et son épouse signent en 1881 un testament en faveur de leur dernière née, Marianne, qui prend leur succession à Chehela926. Salvat, comme tous ses autres frères et soeurs, doit quitter la maison et s'embaucher comme domestique : la famille-souche n'est pas le privilège des propriétaires, c'est un modèle dominant.

En 1851, Salvat âgé de 14 ans est déjà domestique à Chouhiteguia chez le propriétaire de ses parents. Il y est rejoint en 1856 par deux de ses soeurs, et y reste jusqu'à son mariage en 1866. Après quinze ans de domesticité, son pécule lui permet de s'établir à Partha, l'autre métairie de Chouhiteguia : jusqu'en 1906, le domaine est exploité, sous la direction du propriétaire, par le même groupe familial formé de Salvat et de ses parents, puis sa soeur et son beau-frère. Rien n'indique quel était le statut de ces locataires. On ne peut guère accorder de crédit aux listes de recensement, qui les déclarent métayers en 1856, puis fermiers en 1906 : leurs nomenclatures sont aléatoires et trompeuses, et ne rendent pas compte de la multiplicité des statuts. En 1873 toutefois, Pierre et Salvat Lacouague louaient verbalement à leur propriétaire, pour 130 francs, deux prairies séparées du domaine927. Cette unique trace de bail indique d'une part qu'ils étaient probablement métayers des autres terres, d'autre part que les Lacouague possédaient à cette date un cheptel suffisamment important pour justifier une location fort coûteuse.

Salvat Lacouague en tout cas a acquis, comme ses parents et sa soeur, la stabilité qui fait défaut à Guillaume Delgue. Il exploite Partha jusqu'en 1906, y marie sa fille, puis suit cette dernière lorsqu'en 1911 elle quitte le domaine pour une autre métairie. L'aisance acquise lui a permis, sinon de devenir propriétaire, du moins d'assurer sa succession et ses vieux jours. Il ne finira pas sa vie comme son beau-frère dans une maison de vieux journaliers.

Au sein du monde des métayers se dessine ainsi une subtile hiérarchie de la fortune et de la mobilité. Au sommet, quelques familles très stables occupent presque tout au long du siècle les mêmes exploitations, possèdent leur bétail et parfois quelques parcelles, disposent d'une petite épargne placée en créances ou, à la fin du siècle, à la Caisse d'épargne928. Propriétaires d'un capital d'exploitation, elles peuvent obtenir un bail de fermage, écrit ou le plus souvent oral, et accéder enfin à la propriété par achat ou par mariage929. Moins fortunés mais souvent propriétaires d'un petit cheptel, nombre de métayers circulent d'exploitation en exploitation au sein d'un double réseau familial d'entraide et d'information, le réseau des métayers et le réseau des propriétaires. La précarité de leur statut se manifeste lorsque, veufs et âgés, ils ne peuvent plus assumer la charge d'une métairie et ne doivent leur subsistance qu'à des journées et de petits travaux, voire à la charité publique. Au bas de la hiérarchie enfin, les plus démunis et les plus instables, donc les moins visibles, connaissent une rotation très rapide, hors de tout réseau repérable, et forment un insaisissable prolétariat agricole. Si l'on est souvent métayer de père en fils, aucune barrière pourtant n'est infranchissable au sein de cette hiérarchie tout en nuances, parcourue de mouvements de mobilité ascendante et descendante : en deux ou trois générations, déclassement ou ascension sociale peuvent mener du monde des petits propriétaires à celui des journaliers. Les grands domaines d'ailleurs semblent jouer de cette multiplicité des statuts. Des quinze métairies des Garra, dont les quatre propriétés couvrent dans le dernier quart du siècle plus de 400 hectares930, huit sont ainsi occupées par des ménages stables, qui s'y reproduisent de génération en génération. Dans les autres se succèdent, comme à Harismendia, des métayers plus mobiles et plus déshérités puisés dans le vivier de deux réseaux familiaux.

Notes
925.

Voir biographie de Chouhiteguia : chapitre 7.

926.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18044 : testaments du 6 mars 1881.

927.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q-1 à 46 : mutation par décès du 1er octobre 1873.

928.

En 1888, Marianne Dupleix et Jacques Elissetche, "cultivateurs" dans une des métairies de Jacques Garra, possèdent un livret à la Caisse d'épargne d'Hasparren, sur lequel ils ont déposé 244,47 francs. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18046 : inventaire du 26 janvier 1888.

929.

Voir chapitre 5 : le domaine de Pierre Larre.

930.

Les quatre propriétés des Garra (1870-1900) :

PropriétaireExploitation en

faire-valoir directNombre de

métairiesSuperficie

totale (ha)Jacques Garra aînéGarra8220Jacques Garra cadetIrigoinia240Eyherabide ép. GarraChouhiteguia379Michel GarraBiscaya275Total415414