Larteguia et Larteguiberria : propriétaire et métayer (1888-1890)

Aussi les deux conflits qui, une génération plus tard, opposent devant le juge de paix le propriétaire à un métayer indocile ont-il l'intérêt de faire quelque peu émerger du domaine de l'oralité des rapports de métayage où se conjuguent familiarité et dépendance.

Bertrand Elissetche a pris à cette date la succession de son beau-père Bertrand Errecart, au terme d'une dizaine d'années de dissensions familiales pendant laquelle la propriété a été provisoirement partagée en deux lots938. Fils de métayers, Bertrand Elissetche a fait une fortune éclair en Californie, dont il rapporte à 23 ans un pécule de 10 000 francs qui lui permet d'épouser en 1859 Marie Errecart, héritière de Larteguia939. Dix ans plus tard, il réalise encore 12 000 francs d'avoirs en Californie, et rachète le domaine aux trois cohéritiers et à son beau-père940 : "maître adventif" de Larteguia, ce dernier perd son droit d'usufruit lorsqu'il se remarie en 1869 et devient aubergiste au village941.

En 1886, Bertrand Elissetche a près de soixante ans et sa succession n'est pas assurée. Il a pourtant neuf enfants mais, à partir de 1880, tous ses fils prennent le chemin de l'Amérique dès qu'ils ont l'âge d'entreprendre le voyage : en 1891, ne restent plus que les deux filles942. La main-d'oeuvre familiale devenue insuffisante, Elissetche se fait construire une nouvelle maison, Larteguiberria, et installe un métayer à Larteguia.

Son premier locataire Bertrand Hardoy descend d'une lignée de métayers de Hélette943 mais son parcours l'a mené, pendant une dizaine d'années, loin des frontières de la commune. Avec ses trois frères, il a d'abord tenté sans succès sa chance en Amérique, puis il a effectué cinq années de service militaire avant de rentrer à l'âge de 27 ans chez son père, toujours métayer à Hélette944. Il signe alors son premier bail avec Bertrand Elissetche, en 1885945. Peut-être un peu amer de retrouver le statut de ses ancêtres, en tout cas rebelle, le jeune métayer ne tarde pas à entrer en conflit avec son propriétaire.

A l'origine de leur première querelle connue se trouve un panier de pommes946. Dans les premiers jours de septembre 1888, Hardoy rapporte à qui veut l'entendre que Marie Errecart, "sa maîtresse, propriétaire de Larteguia, avait cueilli sur la propriété qu'il exploite un panier des plus belles pommes et l'avait emporté chez elle". Publiquement accusée de vol, Marie Errecart revient quelques jours plus tard chez son métayer avec les pommes de la discorde, et les jette dans la cuisine. "Si j'avais été à ce moment-là chez moi, je les aurais balayées dehors", s'indigne le domestique de Hardoy.

Humilié, le métayer manifeste à nouveau publiquement sa colère au cours du repas qu'il partage avec une équipe de faneurs. Il profère des menaces de mort à l'égard de son propriétaire. Mais bien plus graves apparaissent les atteintes à l'honneur des femmes et de la maison : c'est pour diffamation qu'il est jugé et condamné. Le métayer peu respectueux des hiérarchies villageoises en effet a eu l'audace de s'en prendre au "magnifique caveau de famille" construit par Elissetche, symbole du statut de la maison, "trop beau pour recevoir les dépouilles mortelles de pareilles gens". Et tout le village sait désormais que Marie Errecart "était prise de boisson ou ivre à tel point qu'elle était tout échevelée [...] et qu'elle avait ses robes par trop relevées".

Etrangement, le propriétaire insulté et menacé renouvelle pourtant par écrit le bail de Hardoy l'année suivante, et c'est le métayer qui donne son congé en 1890. Son départ est à l'origine du second conflit : les mutations de baux sont souvent conflictuelles947 et, pour quelques fèves et une charrette de fumier litigieuses, Elissetche traîne à nouveau en justice son métayer récalcitrant948. L'objet de la querelle paraît à nouveau anecdotique, voire futile. Les comportements des protagonistes, les nombreux témoignages recueillis par le juge, livrent pourtant quelques indications éclairantes sur les rapports entre un propriétaire-exploitant et son métayer.

Ils sont d'abord marqués par une grande familiarité, dont témoignent les intrusions répétées de la "maîtresse" dans le verger ou dans la cuisine de Hardoy. Propriétaire et métayer partagent quotidiennement les mêmes lieux et les mêmes travaux. Elissetche envoie sa fille donner l'ordre de commencer la récolte, attelle et conduit lui-même un attelage du métayer pour emporter sa part de froment, se rend avec son nouveau métayer au marché d'Hasparren pour passer un "traité de brebis", installe son bétail dans l'étable de Hardoy.

En contrepartie, la réaffirmation incessante de la hiérarchie des statuts apparaît d'autant plus nécessaire que la distance sociale est faible. La dépendance du métayer lui est sans cesse signifiée par un propriétaire jalousement attaché à ses prérogatives. Il apparaît au cours de l'audience que les principaux griefs d'Elissetche portent d'abord sur son droit de surveillance des travaux et de direction de l'exploitation : Hardoy a commencé sans son autorisation la récolte des pommes de 1890, a coupé sans son autorisation un chêne et un châtaignier pour confectionner les pieux d'une clôture. Tout aussi symboliques sont les modalités de partage des produits : la règle transgressée par Hardoy veut que le métayer, après avoir disposé sa récolte en deux piles égales, attende que le propriétaire vienne choisir sa part sur le champ, puis transporte et engrange "la part du maître".

Sans cesse rappelé à sa dépendance, le métayer trouve pourtant une relative protection dans les usages comme dans les médiations d'une société villageoise omniprésente. A travers les appels au devoir d'un propriétaire voisin ("Il ne faut pas recourir à ces procédés vis à vis de tes maîtres"), ou les appels à la prudence des ouvriers faneurs ("Attention, Elissetche est des noirs"), elle veille certes au respect des hiérarchies. Mais le propriétaire abusif est soumis comme le métayer indocile à la pression sociale : deux témoins président à la signature du bail sous seing privé, deux témoins à nouveau sont appelés par Hardoy pour prévenir Elissetche de venir choisir sa part de pommes, dix-sept témoins enfin se déplacent au chef-lieu de canton pour y déposer, au cours de trois audiences, en faveur de l'un ou l'autre des deux protagonistes. Sur la foi de ces témoignages, le juge soucieux de paix sociale condamne finalement le propriétaire aux 3/4 des dépens949.

Il est d'ailleurs probable que le marché des métairies reste, comme en 1851, plus favorable aux métayers qu'aux propriétaires. Un an après la signature de son premier bail en effet, Bertrand Hardoy est encore célibataire et réside chez son père : le ménage cumule donc deux baux, et exploite deux métairies avec l'aide de domestiques. Trois ans plus tard, il obtient le renouvellement de son bail alors qu'il vient d'insulter gravement son propriétaire et sa famille. C'est lui enfin qui donne son congé en avril 1890, après avoir trouvé une nouvelle métairie dans la commune voisine d'Irissarry.

Petits exploitants l'un comme l'autre, propriétaire et métayer entretiennent dans le cadre de la moyenne propriété des rapports ambivalents de familiarité et de dépendance proches des rapports de domesticité. Assujetti au pouvoir de direction du "maître", dont il partage les bois, les pâtures et parfois la maison, le métayer ne jouit guère d'initiative dans la conduite de l'exploitation. La proximité géographique et sociale semble renforcer plus qu'elle ne la tempère une dépendance sans cesse symboliquement rappelée. La toute-puissance du propriétaire toutefois n'est pas sans limites. Inscrite dans le cadre élargi des réseaux d'alliances et de voisinage, la relation propriétaire-métayer n'est pas en effet une relation duelle. Elle est régulée par les usages locaux, par les médiations et les arbitrages de la société d'interconnaissance, mais aussi par les tensions d'un marché des métairies où la demande paraît se raréfier au rythme des flux continus de l'émigration.

Notes
938.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8884 : bail à ferme du 16 mars 1859. III-E 8885 : partage du 18 mars 1860. III-E 8886 : partage du 21 février 1863.

939.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8884 : contrat de mariage du 16 mars 1859.

940.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18149 : cession de droits du 17 mars 1870.

941.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8882 : testament du 10 février 1853. III-E 18148 : liquidation du 30 septembre 1869. 269-Q-1 à 46 : mutations par décès des 21 avril 1865 et 17 mai 1888. Arch. com. Hélette : registres des mariages et listes nominatives de recensement.

942.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement. Arch. com. Hélette : listes nominatives de recensement.

943.

Voir en annexe : les métayers d'Harismendia. Généalogie et alliances (11).

944.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement.

945.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4-U-12/38 : affaire du 11 novembre 1890.

946.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4-U-12/37 : affaire du 11 décembre 1888.

947.

En témoignent les nombreuses clauses des contrats de location destinées à prévenir ce type de litige. Voir par exemple en annexe (6) : Etcheverria, bail à ferme du 27 septembre 1856.

948.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4-U-12/38 : affaires des 11 novembre, 26 novembre, et 9 décembre 1890.

Voir document 14 en annexe.

949.

"Attendu qu'un usage constant existant dans le canton d'Iholdy reconnaît au bailleur, ainsi que le veut l'article 5 de la loi du 19 juillet 1889, la surveillance des travaux et la direction générale de l'exploitation et qu'elle assujettit le colon à prévenir le bailleur avant de commencer à faire la récolte [...] attendu qu'il résulte de cette déposition qu'Elissetche a lui-même empêché son métayer de se conformer aux prescriptions de l'article 9 du bail [...]", le juge condamne le métayer à payer 20 francs de réparations pour les pommes et le fumier et 1/4 des dépens, et le propriétaire à payer 50 francs pour le bétail logé dans l'étable et 3/4 des dépens. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4-U-12/38 : jugement du 23 décembre 1890.