Le monde du métayer est un monde de précarité, de pauvreté et de dépendance, aux lendemains toujours incertains. Chaque année, à l'échéance du 11 novembre, son sort dépend du bon vouloir du propriétaire. Il n'est jamais que l'occupant provisoire de l'exploitation dont il tire sa subsistance, à la merci des accidents de la vie qui risquent à tout moment de le priver de ses ressources et de le rejeter dans le monde misérable des journaliers. Exclu de la propriété de la terre, peu assuré de son avenir, assujetti au "maître", il se situe presque au plus bas de la hiérarchie des pouvoirs et des fortunes : jamais aucun métayer n'accède au conseil municipal.
Le monde des métayers pourtant n'est pas un monde homogène. Les statuts personnels y sont sans cesse ambigus, fluctuants et multiples : on peut y être à la fois métayer et propriétaire comme Jean Biscar, métayer et fermier comme Salvat Lacouague, métayer et journalier comme Guillaume Delgue, dépendant et créancier de son propriétaire comme Jean Duhalde. Plus que le statut juridique, la fortune et la stabilité y dessinent une grande diversité des situations. A un extrême, le métayer propriétaire de son cheptel et d'une ou deux parcelles, souvent issu d'une famille de propriétaires, bénéficie d'une relative indépendance et peut espérer transmettre son bail à l'un de ses enfants. Nombreux sont à Hélette ces locataires stables dont plusieurs générations parviennent à se perpétuer dans la même exploitation. C'est cette frange favorisée qui accède en partie à la propriété à la fin du siècle et dans les années 1920, tel François Salaberry, successeur de son père à Mendiburua, propriétaire d'un petit capital d'exploitation, puis acquéreur des 30 hectares de Lartirigoinia en 1891950.
A l'autre extrême se trouvent ces micro-exploitants au statut indéterminé, à la fois journaliers et locataires d'un petit labour, que les statistiques ne savent où classer. Comme les brassiers des Landes ou les petits fermiers des domaines congéables bigoudens, ce sont les plus déshérités et les plus mobiles951. Veufs, couples âgés, mères célibataires, ils ne peuvent fournir qu'une main d'œuvre d'appoint et tendent à disparaître dans la seconde moitié du siècle952 : Sarhiborda, Ipharria, Arcaiceta, les trois minuscules métairies d'Etcheverria à Hélette qui abritaient au milieu du siècle des ménages de tisserands et de journaliers, sont ainsi inhabitées à partir de 1891; de même à Ascain en 1906, René Minier fait détruire Agoretta et Apacatalinenea pour agrandir les prés d'Ingoytia.
Les frontières sont souvent floues entre le monde des métayers et celui des journaliers d'une part, des petits propriétaires de l'autre, et les trajectoires personnelles ou familiales peuvent mener en deux ou trois générations de l'un à l'autre. Le statut de métayer toutefois est rarement une étape dans un cycle de vie qui passerait par la domesticité, le métayage ou le fermage, puis l'accès à la propriété ou la chute dans la précarité. Ascension sociale ou déclassement sont de longs processus qui s'étalent sur plusieurs générations, et la reproduction l'emporte sur la mobilité. On est généralement métayer de père en fils, au sein d'un groupe structuré en réseaux de solidarités familiales qui ne sont pas sans rappeler, dans un contexte différent, les puissants "fronts de parenté" des métayers du Piémont953 : à Ingoytia comme à Harismendia, les baux circulent dans le cadre d'une large parenté, soudée par une cascade d'alliances matrimoniales. Comme dans le Piémont aussi, sans doute cette insertion dans des réseaux d'entraide familiale, renforcés par le voisinage, limite-t-elle la subordination des métayers à leurs propriétaires.
Mais c'est plus probablement à la raréfaction de la main-d'oeuvre, principal objet des plaintes des notables en 1866, qu'ils doivent de gagner dans le dernier quart du siècle en stabilité954, sinon en indépendance : pour bien des jeunes gens en effet, l'aventure de l'émigration paraît préférable au déclassement et à la dépendance du métayer. La précarité recule. A Ingoytia dans les années 1870, puis à Vignemont autour de 1900, les métayers espagnols s'enracinent et obtiennent des distinctions aux concours agricoles955. Et le métayer de Larteguia à Hélette qui cumule deux baux en 1885, se voit renouveler son bail après avoir gravement insulté son propriétaire, puis décide de donner son congé en 1890, ne paraît guère hanté par l'insécurité des lendemains.
Voir chapitre 5 : le domaine de Pierre Larre.
Francis DUPUY, Le pin de la discorde, ouvrage cité, pp. 111-112. Martine SEGALEN, Quinze générations de Bas-Bretons, ouvrage cité, pp. 22-23.
Voir tableau 19 en annexe : les métairies d'Ascain et Hélette. Répartition selon la superficie cultivée.
Giovanni LEVI, Le pouvoir au village, ouvrage cité, pp. 53-95.
Voir en annexe : les métairies d'Ascain et Hélette. Tableau 20 : stabilité des exploitants.
Voir aussi chapitre 7 : portrait de groupe avec poules.