L'agriculture française n'a-t-elle connu au XIXe siècle, derrière "une prospérité factice", qu'une accumulation de retards970 ? et faut-il en incriminer le petit propriétaire-exploitant, ses faibles capacités d'investissement et son attachement sentimental à la terre ? Des physiocrates du XVIIIe siècle aux modernisateurs des Trente Glorieuses, ce "procès en routine"971 de l'agriculture française en général, et de la petite exploitation en particulier, n'aura guère connu qu'un bref intermède, quand au tournant du siècle la République jugea opportun, pour s'attacher une France encore majoritairement rurale, de prononcer l'éloge de la petite propriété972. Mais les historiens n'échappent pas à leur temps, et la crise du modèle productiviste suscite révisions et nouvelles interrogations. A une problématique du retard tend à se substituer une problématique de la différence, et l'archaïsme supposé de l'agriculture française est mis en doute de toutes parts973.
La fascination exercée par le modèle anglais et la grande exploitation céréalière a longtemps tendu à occulter d'autres voies possibles du changement agricole974. De la France du lait des Charentes ou de Franche-Comté à la viticulture méridionale en passant par le jardinage intensif alsacien ou le maraîchage vauclusien, la seconde partie du XIXe siècle voit pourtant s'affirmer nombre de "spécialisations agricoles conquérantes"975. De même l'Espagne méditerranéenne trouve-t-elle sa voie à la fin du siècle dans les productions arbustives irriguées, après avoir tenté sans succès une révolution agricole à l'anglaise976.
Dans l'aire du maïs, le Pays basque a connu dès le XVIIIe siècle un profond bouleversement de son économie agricole977. L'introduction précoce du blé des Indes a fait disparaître la jachère au bénéfice d'une agriculture très intensive fondée sur la rotation continue du froment et du maïs978. Elle s'est accompagnée aussi d'innovations dans l'outillage, qui s'est enrichi de nouveaux instruments comme le buttoir ou le marquoir à maïs979. Les plantes fourragères enfin sont largement présentes, sous forme notamment de cultures intercalaires de raves980. Est-ce à dire qu'entre la révolution du maïs du XVIIIe siècle et le remarquable renouveau agricole du second XXe siècle981 régnèrent la routine et l'immobilisme technique ? Ce serait sans doute à la fois commettre une erreur de perspective, et partager les préjugés de notables et d'administrateurs longtemps portés à dénoncer l'archaïsme de la petite exploitation : "le petit exploitant est routinier, méfiant, en général peu instruit", lit-on encore en 1909982.
Un discours concurrent pourtant commence à se faire entendre dans les années 1860. La machine à battre à manège ou à eau fait son apparition, et la faux commence à remplacer la faucille pour les moissons. Les prairies artificielles se multiplient, même dans les plus petites exploitations983. L'élevage surtout progresse, à la faveur de l'ouverture des voies de chemin de fer984. A la fin du siècle, les commentateurs sont presque unanimes à souligner ces changements que reflètent, malgré leurs imperfections, les statistiques agricoles : les rendements en céréales augmentent985, les races bovines s'améliorent, les associations agricoles se multiplient986. Ils ne sont pas seulement le fait d'une petite élite de pionniers de la mécanisation, mais aussi de la masse des petites exploitations qui, de plus en plus, orientent leur production vers le marché du bétail.
Etienne JUILLARD dir., Histoire de la France rurale, tome 3. Apogée et crise de la civilisation paysanne de 1789 à 1914, ouvrage cité, pp. 249-253 et 461-467.
Jean-Luc MAYAUD, La petite exploitation rurale triomphante, ouvrage cité, pp. 50-53.
Voir notamment Auguste SOUCHON, La petite propriété rurale en France. Etude d'économie rurale, Paris, Larose, 1899, 257 p. Michel AUGE-LARIBE, Grande ou petite propriété ? Histoire des doctrines en France sur la répartition du sol et la transformation industrielle de l'agriculture, Montpellier, 1902, 217 p. Joseph RUAU, La question agraire. L'avenir de la petite propriété rurale, Paris, 1909, 68 p. Ministère de l'Agriculture, La petite propriété rurale en France, ouvrage cité, 1909.
Ces révisions ne concernent d'ailleurs pas la seule agriculture, mais l'ensemble de la croissance française. Voir : Jean BOUVIER, "Libres propos autour d'une démarche révisionniste", dans Le capitalisme français, 19 e- 20 e siècle. Blocages et dynamismes d'une croissance, Patrick FRIDENSON et André STRAUS dir., ouvrage cité, pp. 11-27.
Voir notamment Jacques MULLIEZ, "Du blé, «mal nécessaire». Réflexions sur les progrès de l'agriculture de 1750 à 1850", Revue d'Histoire moderne et contemporaine, tome XXVI, janvier-mars 1979, pp. 3-47.
Jean-Luc MAYAUD, La petite exploitation rurale triomphante, ouvrage cité, pp. 153-157.
Ramon GARRABOU, "Changements agraires dans l'Espagne des XIXe et XXe siècles", communication au séminaire Economies et sociétés rurales contemporaines, Lyon, 21 mars 1998.
Introduit en Labourd dès le XVIe siècle, le maïs ne se répand que lentement et reste longtemps une culture de jardin. Sa généralisation comme produit alimentaire de base n'est attestée qu'au XVIIIe siècle, lorsqu'il apparaît notamment dans les dîmes. Manex GOYHENETCHE, Histoire générale du Pays basque. Tome 3 : évolution économique et sociale du XVIe au XVIIIe siècle, ouvrage cité, pp. 61-65.
Théodore LEFEBVRE, Les modes de vie dans les Pyrénées Atlantiques orientales, ouvrage cité, pp. 205-208. Georges VIERS, "La terre des Basques", dans Etre basque, ouvrage cité, pp. 27-87.
Jean-René TROCHET, "Les plantes américaines et l'Europe. L'innovation dans l'outillage et les techniques agricoles à l'époque moderne", Histoire et Sociétés Rurales, n°1, 1er semestre 1994, pp. 99-117.
Voir chapitre 3 : le budget d'Etcheederrea.
Georges VIERS, "Mutations et progrès de l'agriculture en Pays basque de France", Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, juillet-décembre 1992-1993, pp. 383-407.
Ministère de l'agriculture, La petite propriété rurale en France, ouvrage cité, pp. 191-194.
A. de CASTAREDE, Du progrès agricole dans le département des Basses-Pyrénées, ouvrage cité (1865).
Arch. nat. BB-30/Basses-Pyrénées : rapports du procureur général de la Cour d'appel de Pau (premier trimestre 1861, premier trimestre 1864). Louis SERS, L'enquête agricole dans le département des Basses-Pyrénées en 1866, ouvrage cité.
Rapport sur la statistique agricole des Basses-Pyrénées de 1893 à 1895, Bulletin de la Société d'agriculture des Basses-Pyrénées, n°66, mars 1897.
A. de CASTAREDE, "Le département des Basses-Pyrénées. Agriculture", Pau et les Basses-Pyrénées, Pau, Garet, 1892, 26 p.