Orientation herbagère

Partout enfin s'est accentuée une orientation spéculative. La spécialisation dominante est tournée vers les herbages et l'élevage. Tous les concurrents se vantent d'avoir doublé la valeur et les revenus de leur cheptel. A l'exception du bassin de Saint-Palais, qui accorde une large place aux céréales, et d'Irouléguy où se développe la culture de la vigne, les revenus de l'élevage constituent en moyenne 2/3 de leurs recettes, souvent plus des 3/4.

La grande industrie est l'engraissement pour la boucherie : chaque exploitation possède ses bœufs et ses porcs à l'engrais. Le bétail se spécialise. L'attelage polyvalent de vaches a laissé la place à des bœufs de labour, plus puissants, ou plus rarement au cheval. De plus en plus, bœufs à l'engrais et vaches laitières font l'objet d'une sélection et reçoivent des soins adaptés. Le propriétaire de Tout-y-croît par exemple, a vendu son troupeau d'ovins et adopté les chevaux de labour pour donner à son exploitation de douze hectares une orientation nettement laitière. A proximité du petit centre urbain de Tardets, sa métairie tire l'essentiel de ses revenus de la vente quotidienne du lait de ses vingt vaches. Le cheptel ovin, présent dans la moitié des exploitations, commence aussi à se spécialiser : certaines exploitations se tournent vers les moutons à l'engrais, au détriment des brebis reproductrices. Beaucoup enfin tirent des revenus complémentaires des juments poulinières destinées à la production de mulets.

La production de fourrages devient la principale activité agricole. La tendance est à diminuer la part des labours et celle des céréales au profit des herbages, naturels et artificiels. Les prés naturels reçoivent des soins nouveaux : ils sont travaillés, amendés, souvent irrigués. A Urrugne, grâce à des hersages répétés et à l'utilisation d'engrais chimiques, des prairies envahies de bruyères qui ne produisaient presque plus de foin donnent à leur propriétaire 5 000 kg de foin à l'hectare. A "Tout-y-croît" près de Tardets, les prés ont également reçu de nombreuses façons, binages, sarclages, déchaumages, destinées à détruire les mauvaises herbes. Irrigués et régénérés par des apports d'engrais phosphaté et de terreau, ils donnent enfin du regain malgré les fortes chaleurs d'été. A Mendionde, l'irrigation des prairies a permis d'obtenir une plus-value de 50% sur le foin, et de doubler la production de regain. Une part croissante des labours est par ailleurs consacrée aux fourrages verts qui viennent compléter les productions traditionnelles de racines. Le trèfle et la luzerne ont fait partout leur entrée, et quelques exploitations commencent à expérimenter de nouvelles formes d'assolement pour faire place aux fourrages verts : assolement triennal à Itxassou, ou alternance des prairies naturelles et de la luzerne à Urrugne.

Les bâtiments d'exploitation connaissent aussi des innovations liées au développement de l'élevage. Les étables s'agrandissent. L'accès au fourrage est facilité par l'aménagement des granges et des fenils. A Irouléguy, on entre de plein pied dans la grange. A Macaye comme à Tout-y-croît, une rampe permet aux voitures d'accéder au magasin à fourrages situé au-dessus de l'étable : "au premier étage, je place les fougères, genets, etc. Grâce à un passage avec rampe que j'ai établi, on pénètre avec la charrette chargée au premier étage qui communique avec le fenil".

L'orientation herbagère pourtant n'est pas exclusive. A proximité des centres urbains et des voies de communication se développent les cultures fruitières. Un exploitant de Sames dans la vallée de l'Adour a planté de 1885 à 1890 plusieurs hectares de verger de diverses espèces. Muscat et chasselas sous serre arrivent à maturité dès le mois de juin à Guéthary, villégiature de la côte basque. Depuis 1890 enfin se multiplient les tentatives de reconstitution du vignoble ravagé par le phylloxera. Souvent limitée à de petites superficies pour la consommation domestique, la vigne toutefois ne prend de réelle extension que sur les coteaux d'Irouléguy dans le bassin de Saint-Jean-Pied-de-Port.

Dans quelle mesure ces innovations souvent coûteuses se sont-elles introduites dans la petite exploitation ? Il est certain que, pour le petit exploitant qui cultive une surface réduite et dispose d'une main d'œuvre familiale nombreuse, l'achat de machines perfectionnées apparaît comme un luxe inutile. Ses investissements sont nécessairement limités, et les grands travaux d'amélioration foncière restent pour lui hors de portée. Partout présentes, les exploitations d'élite candidates au concours d'agriculture ne constituent pourtant pas un monde à part, et la diffusion des innovations est parfois très rapide au sein d'une société villageoise où chacun sait ce qui se passe dans le champ du voisin999. Le remembrement des parcelles, le progrès des prés au détriment des labours, l'introduction des fourrages verts ne sont pas étrangers à la petite exploitation, qui accentue elle aussi son orientation vers l'élevage.

Notes
999.

Henri MENDRAS, Les sociétés paysannes, ouvrage cité, pp. 246-272.