Des prés et des bœufs : Chouhiteguia

Chouhiteguia est une exploitation au-dessus de la moyenne, qui appartient à tous égards à l'élite villageoise. Avec une superficie cultivée proche dix hectares en 1834, elle se distingue d'abord par sa taille. Mais c'est aussi une "bonne maison" qui participe aux réseaux de pouvoir de la commune. Comme son père qui en a été le jurat, Bertrand Eyherabide est membre du conseil municipal, et entre 1852 et 1916 son fils Bernard puis son petit-fils Jacques occupent le siège d'adjoint au maire pendant plus de trente ans1005. Elle dispose, grâce à des alliances matrimoniales régulièrement renouvelées avec la puissante maison Garra1006, grâce aussi à son portefeuille de créances1007, d'un puissant réseau familial et relationnel. Son dynamisme agricole enfin lui vaut en 1888 une distinction au concours départemental des domaines1008.

De 1833 à 1866, deux générations s'attachent à l'agrandissement du domaine, dont la superficie est portée de 32 à 79 hectares1009. Dans les années 1830 d'abord, Bertrand Eyherabide tire parti des difficultés des maisons voisines, souvent victimes dans cette période de partages de succession. Il s'approprie ainsi un pré et deux pâtures d'Ospitalia1010 puis, sur les hauteurs, le petit enclos d'Escanda avec ses deux parcelles de labours et son pré de 28 ares, et enfin le petit domaine de Chehela limitrophe de son exploitation. Le second partage d'Ospitalia en 1848 permet à son fils Bernard d'acquérir sept portions de parcelles supplémentaires. En 1854, il achète les douze hectares indivis de Partha à des petits propriétaires endettés1011. La propriété atteint son apogée dans les années 1860 avec le démantèlement du domaine de Jean-Baptiste Oyharçabal1012, qui vend à Bernard Eyherabide ses deux métairies d'Aphesteguia et de Piarrotenia1013.

Après cette phase de concentration foncière, la troisième génération est celle du remembrement. Jacques Eyherabide, qui prend la succession de son père en 1873, revend à des métayers Aphesteguia, l'exploitation la plus éloignée du centre du domaine1014. La maison d'Escanda est détruite; Piarrotenia, louée à des journaliers jusqu'en 1886, est transformée en bâtiment d'exploitation, et les deux enclos sont entièrement convertis en prés. Prés et pâtures sont remembrés grâce à des échanges de parcelles avec son oncle Michel Garra et avec ses voisins d'Ospitalia1015. L'exploitation se concentre autour de la maison du maître et des deux métairies limitrophes, Partha et Chehela1016.

En 1914, dix parcelles couvrant plus de deux hectares ont été converties, pour la plupart en prés. Les vergers ont disparu, les labours ont reculé de près de trois hectares, près de la moitié de la superficie cultivée est consacrée aux herbages1017. Deux des cinq exploitations d'origine ont disparu aussi, et avec elles près de la moitié de la main d'œuvre. De l'équivalent de 17 hommes adultes dans la première moitié du siècle, la force de travail disponible est tombée à 10 en 1911, pour une superficie équivalente1018. Le recul des labours au bénéfice des prés, certes beaucoup moins exigeants en travail1019, n'explique que partiellement cette évolution qui dénote un progrès de la productivité, particulièrement sensible au tournant du siècle.

Jusqu'aux années 1880 pourtant, l'outillage ne se transforme que lentement. Entre son mariage en 1852 et son décès en 1873, Bernard Eyherabide a plus investi en terres et en cheptel qu'en matériel agricole1020. L'innovation la plus visible est l'apparition d'un ventilateur, qui commence à cette époque à remplacer le crible1021. Estimé 100 francs, c'est sans doute un produit de l'artisanat local et, hormis les charrettes, le seul instrument de valeur. Les deux "charrues", avec le coutre et la chaîne qui sont leurs seules pièces métalliques, ne valent que 20 francs, de même que les trois herses. L'éventail du petit matériel à main ne s'est guère modifié non plus à cette génération, mais il semble s'être multiplié, et peut-être amélioré et spécialisé. On dénombre en 1873 treize faux, dont cinq faux à fougère, alors qu'elles n'étaient que huit en 1852. Le nombre de râteaux est passé de douze en 1852 à dix-sept en 1873, dont huit sont en fer, et le nombre de pioches de deux à huit. Sans doute fait-on davantage appel au forgeron, et d'imperceptibles perfectionnements de l'outillage précèdent-il une mécanisation encore à venir.

La valeur du bétail surtout a considérablement augmenté. En janvier 1852, Bernard Eyherabide a reçu de ses parents un cheptel évalué 1 780 francs, composé de six bovins, 120 ovins, deux juments et deux pourceaux. En septembre 1873, le notaire estime 3 125 francs le bétail qu'il trouve à l'étable, pourtant peu nombreux en cette saison. Depuis le décès de Bernard Eyherabide le 2 avril, à la fin de la période d'engraissement, l'exploitation surtout a vendu huit bœufs, une vache, une génisse et 19 moutons, soit près de 6 000 francs de bétail, auxquels s'ajouteront au début de l'hiver les bénéfices de ses huit porcs à l'engrais.

Ces quelques indices épars d'une économie agricole en mouvement seraient bien fragiles s'ils ne se répétaient d'inventaire en inventaire. La série des inventaires après décès, malheureusement peu nombreux dans une région où les biens se transmettent au moment du mariage, laisse entrevoir un lent changement, plus quantitatif que qualitatif1022. Les labours font place aux herbages, mais en 1873 Chouhiteguia continue à vendre son blé. Elle s'oriente nettement vers le marché du bétail, mais produit toujours le lin nécessaire à la consommation familiale1023. La valeur du matériel agricole et la productivité augmentent, mais l'araire de bois et les outils à main restent de règle. Il faut attendre le dernier quart du siècle pour voir s'accélérer ces imperceptibles changements.

Notes
1005.

Arch. com. Hélette : registres des délibérations municipales.

1006.

Voir tableau 9 en annexe : Chouhiteguia et le réseau de la maison Garra.

1007.

A son décès en 1873, Bernard Eyherabide laisse plus de 10 000 francs de créances, pour la plupart verbales ou sous seing privé, réparties entre 22 débiteurs. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18042 : inventaire du 24 septembre 1873.

1008.

Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : rapport du préfet au Conseil général (session de 1889).

1009.

Voir plan 10 en annexe : Chouhiteguia. Propriété et utilisation des terres.

1010.

Voir chapitre 2 : Ospitalia, une trajectoire accidentée.

1011.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8883 : vente du 3 février 1854.

1012.

Voir chapitre 2 : Erraya, une métairie démantelée.

1013.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8885 et 8887 : ventes des 7 février 1862 et 14 juin 1866.

1014.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18045 : vente du 29 octobre 1885.

Voir chapitre 5 et annexes : le domaine de Pierre Larre.

1015.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18044 : échanges des 18 décembre 1880 et 15 décembre 1881.

1016.

Voir chapitre 6 : les métayers d'Harismendia, généalogie et alliances.

1017.

Voir tableau 7 en annexe : Chouhiteguia (1834-1914). Les cultures.

1018.

Voir tableau 8 en annexe : Chouhiteguia (1817-1911). Les hommes.

1019.

D'après l'enquête de 1852, les frais de main-d'œuvre pour un hectare de labour en blé, maïs et raves peuvent être estimés à 200 francs. Pour un hectare de pré, ils sont de 14 francs seulement.

1020.

La valeur de l'outillage est estimée 600 francs en 1852, et 707 francs en 1873. Mais la disparité des sources interdit toute comparaison rigoureuse. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8946 : contrat de mariage du 13 janvier 1852. III-E 18042 : inventaire du 24 septembre 1873.

1021.

Barandiaran fait remonter aux années 1870 l'apparition à Sare des premiers ventilateurs manuels en bois. Arch. Musée National des ATP Ms 48.82 et Ms 48.83 : Joseph-Michel de BARANDIARAN, L'équipement agricole à Sare (Basses-Pyrénées), mai-août 1947 et février 1948.

1022.

Cheptel et outillage agricole à Hélette selon les inventaires après décès (1840-1906).

Indice 100 = moyenne 1840-1870.

Hélette 1840-1870Hélette 1870-1906Concours 1905MoyenneMoyenneIndiceMoyenneValeur de l'outillage à l'hectare3263197122Valeur du cheptel à l'hectare190400211460

1023.

Le notaire inventorie dans un hangar un butoir à lin, dans le fournil deux broyeuses à lin et dix paquets de lin non broyé, et dans une chambre 82 mètres de "toile de pays en lin et étoupe". Les 47 hectolitres de froment de l'année ont par ailleurs été vendus (1 147 francs), et le grenier ne contient que les abondantes réserves de maïs de l'année précédente (25 hectolitres).