Sur les flancs de Mont Soylando (551 m), le vallon de Chistela est à partir de 1870 le théâtre de conflits exceptionnellement nombreux. Conflits familiaux, conflits de voisinage, conflits entre propriétaires et fermiers se mêlent inextricablement, autour du problème récurrent de l'eau : une demi-douzaine d'exploitations limitrophes ne cesse de se disputer l'usage des deux ruisseaux qui descendent de la montagne. Jusqu'aux années 1840, une grande partie du vallon était la propriété du domaine de Chistela, dont les 67 hectares étaient exploités par des fermiers et des métayers. Forte de sa domination foncière, Chistela s'est de longue date assuré la possession du ruisseau qui prend sa source en amont de la maison, dans la petite propriété voisine d'Argaina. "De tout temps", son eau alimente l'abreuvoir et le lavoir de Chistela et irrigue un de ses prés, affirme son propriétaire, le vétérinaire Franchisteguy.
Or la possession de cette eau lui est disputée en 1853 par le nouveau fermier d'Argaina qui détourne le ruisseau pour les besoins de son exploitation1025. Ce premier litige, qui se conclut en faveur de Chistela1026, est annonciateur d'une concurrence pour l'eau qui s'avive dans le dernier quart du siècle. En 1872, le conflit se déplace en aval de Chistela, où le même ruisseau arrose les prés d'Harreguia : "le cours naturel de l'eau dudit ruisseau a été détourné par Salaberry", nouveau propriétaire d'Uhartia. Le juge, transporté sur place, constate que l'aqueduc et la vasière d'Harreguia sont à sec depuis que Salaberry a creusé trois petits canaux qui conduisent l'eau vers ses propres prés : il vient de défricher un bois, converti en prairie1027. Salaberry est à son tour victime en 1886 des mêmes procédés de la part de son voisin et beau-frère Jacques Fagalde, propriétaire de Chilharenia. L'extension des prés est encore à l'origine de ce conflit, exacerbé par de fortes tensions familiales. Fagalde en effet a détruit une borde où logeaient jusqu'alors des journaliers et transformé en prairie son petit enclos. Le cours d'eau qui alimentait l'abreuvoir d'Uhartia, vient à nouveau constater le juge, est canalisé "par une forte rigole ou saignée qui l'amène au bordar Menta, appartenant à Fagalde, qui l'emploie à irriguer les prairies de l'enclos"1028.
Le conflit rebondit entre les deux beaux-frères en 1899 puis en 1901 : cette fois, c'est Salaberry qui, après avoir détourné le ruisseau pour arroser ses prairies, le déverse dans la châtaigneraie de Fagalde où "cette stagnation de l'eau au pied des arbres a fait périr et complètement sécher trois magnifiques pieds"1029. En 1906 enfin, c'est l'étable de Fagalde qui est victime des travaux d'irrigation de Chistela. La source d'Argaina "est entourée d'un mur et forme un réservoir de 3 m2, une canalisation de 20 cm2 est faite depuis la source, traversant divers lots du défendeur et notamment ses vignes", nouvellement plantées. Les eaux canalisées sont conduites vers une prairie où elles sont distribuées par plusieurs rigoles d'irrigation. "Si l'eau à sa sortie a pénétré dans la nouvelle étable de Fagalde", se défend le métayer de Chistela, "c'est qu'il a construit en contrebas du chemin qui sépare les deux fonds"1030.
Loin d'être anecdotiques, ces conflits assez sérieux pour provoquer trois transports de justice sont révélateurs d'une double dynamique de la propriété et de l'exploitation. Les redistributions successives de la propriété d'abord contribuent pour une large part à ce contexte conflictuel. Le domaine de Chistela, victime de deux partages de succession, est en déclin1031. Le vétérinaire Franchisteguy a hérité de l'exploitation principale. Il en prend la direction et s'installe dans la maison de maître mais le reste de la propriété, resté en indivision, est vendu dans les années 1840 aux propriétaires voisins. Jean Curutchet, propriétaire de Chilharenia, est le principal bénéficiaire de ces ventes, qui s'accompagnent de remembrements1032. Il fait l'acquisition en 1839 des terres de Mourguienea qui lui étaient affermées, puis de plusieurs hectares de pâtures. Il les réunit à quatre parcelles achetées en 1849 à son voisin d'Uhartia, très endetté, pour créer une nouvelle exploitation de 18 hectares : "du tout ils ont formé un petit domaine ou une petite métairie connue sous le nom de Mourguienea", affermée 300 francs1033. Lorsqu'en 1858 il achète finalement le restant d'Uhartia à la barre du tribunal, il en détache à nouveau une parcelle pour agrandir sa propre exploitation1034.
Après cette phase de concentration, la propriété se divise et se recompose à la génération suivante. Dès 1869, Jean Curutchet revend Uhartia à son gendre Jacques Salaberry, rentré d'Amérique avec un petit pécule1035. En 1882, les dissensions familiales conduisent au partage judiciaire du reste de la propriété. Les héritiers font monter les enchères1036. Pour 11 000 francs, Bernard Curutchet emporte Mourguienea estimée 6 000 francs. Chilharenia, estimée 13 750 francs, coûte 18 050 francs à son beau-frère Jacques Fagalde, qui est également propriétaire depuis 1879 d'Uhaldeberria, une ancienne métairie de Chistela1037. Les quatre exploitations limitrophes des beaux-frères ennemis ne cessent plus dès lors de se disputer les eaux descendues du Soylando comme les droits de passage et de pacage. Le métayer de Mourguienea se voit ainsi contraint d'effectuer un long détour pour descendre de la montagne ses récoltes de fougères et de châtaignes et pour conduire ses moutons aux pâturages situés au-dessus d'Uhaldeberria, lorsque Jacques Fagalde lui interdit en 1883 le passage à travers une pâture nouvellement défrichée1038. Redistributions de la propriété, remembrements et défrichements se conjuguent pour bouleverser la géographie des exploitations et alimenter les conflits de voisinage.
La question de l'eau est d'autant plus sensible que la plupart des exploitations accentuent par ailleurs leur orientation herbagère. L'extension des prés au détriment des labours, mais aussi des vergers, des vignes et des jardins est particulièrement nette à Chilharenia. En 1834, elle consacre 2/3 de sa superficie cultivée aux labours, et 1/4 seulement aux prés. En 1914, avec son annexe d'Uhaldeberria, elle a porté à 2/3 la part des prés1039. Or l'irrigation d'une prairie permet d'augmenter d'environ 50 % sa production de foin1040. L'augmentation de la superficie et des rendements des prairies naturelles s'accompagne en outre de l'introduction des fourrages verts. Alors qu'en 1852 seule Chistela leur consacrait une part de ses labours1041, ils semblent avoir été largement adoptés par ses voisins dans les années 1880. En 1879, le bail à colonage d'Harreguia prévoit que "le preneur sera tenu d'entretenir toujours une luzernière de la même superficie que l'actuelle"1042. La même année, Jacques Fagalde reproche au fermier d'Uhaldeberria d'avoir "laissé plusieurs fois ses brebis et ses porcs s'introduire dans l'un de ses champs, où il avait semé du trèfle" et "dans un champ cultivé en luzerne"1043. Son beau-frère Bernard Curutchet, également en conflit avec son fermier, se voit réclamer en 1885 des indemnités "pour fourniture de quatorze charrettes de trèfle" et "pour achat de six kilogrammes de luzerne et six kilogrammes de trèfle dans le courant de l'année 1884"1044.
Le progrès des herbages et des productions fourragères accompagne une orientation vers l'élevage dont successions litigieuses et voisinages conflictuels livrent encore quelques indices. Lorsque, à la suite d'un désaccord entre héritiers, le juge de paix établit en mars 1870 l'inventaire de Harreguia, il trouve "dans l'écurie" cinq bœufs, quatre vaches, une génisse, et deux pourceaux. Or au mois d'août précédent l'exploitation abritait deux bœufs, trois vaches, et six pourceaux : elle a probablement engraissé pendant l'hiver quatre pourceaux, qu'elle a vendus, et au moins quatre bovins encore à l'étable1045. Neuf ans plus tard, un nouvel inventaire fait en outre état d'une jument1046 : comme beaucoup d'exploitations de la commune, Harreguia tire des revenus complémentaires d'un élevage mulassier en plein essor1047.
A Chilharenia, son voisin Jacques Fagalde se livre plus activement encore à l'engraissement et au commerce des bestiaux. Un mois après son mariage avec l'héritière, en mars 1874, l'écurie de la maison comptait déjà cinq bœufs, deux vaches, et une paire de veaux, évalués 2 200 francs. Après le décès de sa jeune épouse en juillet de l'année suivante, les bœufs gras ne sont plus à l'étable, mais le cheptel s'est enrichi de trois vaches et de deux juments, "dont l'une suitée d'une mule". Il déclare en outre avoir vendu depuis le mois de mai 42 brebis et trois porcs1048. Quatre ans plus tard, il possède au moins six vaches et quatre chevaux qu'il introduit sur les terres de son fermier d'Uhaldeberria1049. En plein été 1893, hors de la période d'engraissement, il perd cinq bêtes à corne qu'il accuse un métayer d'Irissarry d'avoir mises en fourrière1050. En 1906 enfin, il fait construire pour son nombreux cheptel une nouvelle étable, qui contient 40 têtes de bétail1051.
Jacques Fagalde n'est pas seulement éleveur. Il est aussi maquignon, et entrepreneur de contrebande : chaque rapport trimestriel de l'inspection des douanes ou presque fait le décompte des chevaux qui passent clandestinement la frontière pour le compte du "sieur Chilhar de Hélette". Associé à un boucher d'Espelette, il les importe d'Espagne par groupes de vingt à trente pour approvisionner les marchés français. "La fraude sur le bétail a été favorisée par le change avec l'Espagne", explique un rapport de janvier 1898. "Un entrepreneur de contrebande réalisait un bénéfice de 64 francs brut pour un cheval acheté moyennant 100 francs en Espagne et importé illicitement en France"1052. Les douaniers, impuissants ou complices, ont beau suivre les convois jusqu'aux pacages de Chilharenia, jamais ils ne parviennent à démasquer le rusé maquignon1053.
Vouée à l'élevage, Chilharenia comme ses voisines consacre plus d'investissements à son bétail et à ses prés qu'à l'outillage agricole. Le soufflet à soufrer la vigne dont elle s'était munie n'a plus d'utilité lorsque, à la fin du siècle, le petit vignoble est converti en pré1054. Le pressoir qu'elle partage avec Uhartia perd aussi son usage quand les vergers disparaissent. Ses trois hectares de labours ne nécessitent qu'un matériel aratoire limité et de faible valeur. Seules les faux paraissent se multiplier et se spécialiser. En 1870, Harreguia possède neuf faux et faucilles; elles n'étaient que cinq en 1856. A la même époque, Chilharenia est équipée de trois faux à foin, quatre faux à tuie pour la récolte des genêts épineux, six faucilles à fougère, et cinq faucilles vraisemblablement destinées à la moisson1055. La mécanisation ne connaît que de timides débuts avec la batteuse, qui s'est introduite à Harreguia en 1879 : le bail prévoit que le métayer paiera la moitié de sa location. Les bâtiments d'exploitation en revanche connaissent des innovations : Chistela se munit, sans doute la première, d'un hangar à fumier1056, Chilharenia d'un appentis et d'un hangar adossés à la maison qui lui coûtent plus de 1 000 francs1057, puis d'une grande étable. Agrandis et mieux équipés, ils s'adaptent à un élevage de plus en plus spéculatif.
Voir plan 11 en annexe : Le quartier de Chistela en 1834.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/19 : affaire du 8 décembre 1853.
Le contrat de vente d'Argaina, en 1893, comporte une clause de servitude sur la source, "possession exclusive" de Chistela. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18047 : vente du 24 juin 1893.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/29 : audience du 4 avril et transports de justice des 8 avril et 16 mai 1872. Rapport d'expertise du 8 mai 1872.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/36 : audience du 23 mars et transport de justice du 1er avril 1886.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/ 43 et 44 : audiences des 24 mai 1899 et 12 mars 1901.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/47 : audience du 22 mai, transport de justice du 26 mai, et audience du 5 juin 1906.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q-1 à 46 : mutations par décès des 12 octobre 1827, 1er juin 1829, 18 mai 1841, 11 octobre 1850, 20 octobre 1851, 16 janvier et 26 novembre 1852, 18 janvier 1878.
Voir tableau 12 en annexe : Chistela, le mouvement de la propriété (1825-1900).
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8815 : vente du 11 avril 1839. III-E 8835 : vente du 5 avril 1849. III-E 18045 : procès verbal de liquidation du 12 janvier 1885. 269-Q-1 à 46 : mutations par décès des 12 juin 1874 et 15 décembre 1881.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8884 : quittance du 16 août 1859. III-E 18071 : vente du 3 février 1869.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18071 : contrat de mariage du 3 février 1869.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q-1 à 46 : mutations par décès des 12 juin 1874 et 15 décembre 1881. III-E 18045 : procès verbal de liquidation du 12 janvier 1885.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18044 : vente du 12 avril 1879.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/34 : audience du 23 février et transport de justice du 7 avril 1883.
Voir tableau 13 en annexe : Chilharenia (1834-1914) : les cultures.
Arch. com. Hélette : matrices cadastrales.
A Hélette en 1852, un pré irrigué donne vingt quintaux de foin au lieu de quinze, soit une plus-value de 1/3. Le procès-verbal d'expertise de 1872 donne une évaluation légèrement supérieure : faute d'irrigation, la prairie d'Harreguia serait "condamnée à subir la perte d'un tiers en moyenne". Arch. com. Hélette : enquête agricole de 1852. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/29 : rapport d'expertise du 8 mai 1872.
D'après les minutes de l'enquête agricole conservées dans les archives de la commune, 17 exploitations de Hélette cultivaient à cette date des prairies artificielles. A Chistela, Franchisteguy en possédait un arpent.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18044 : bail à colonage du 15 novembre 1879.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/32 : audience du 4 décembre 1879.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/35 : audience du 6 novembre 1885.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/28 : inventaire du 21 mars 1870.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/32 : inventaire du 21 novembre 1879.
"Les petits cultivateurs entretiennent […] des juments poulinières qu'ils livrent le plus souvent au baudet. Le produit se vend ordinairement très bien à six mois. Les Espagnols nous les achètent par masses, pour les élever dans leurs immenses pâturages" (Louis SERS, L'enquête agricole dans le département des Basses-Pyrénées en 1866, ouvrage cité). "La mule de six mois, qui n'a encore rien coûté et dont la mère vivant presque toujours au pacage ne consomme que bien peu de fourrage à l'écurie, la mule de six mois se vend en moyenne 250 à 300 francs […] Les Espagnols nos principaux acquéreurs viennent les chercher sur nos marchés" (A. de CASTAREDE, Du progrès agricole dans le département des Basses-Pyrénées, ouvrage cité, pp. 31-32).
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18042 : inventaires des 14 mars 1874 et 20 juillet 1875.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/32 : audience du 4 décembre 1879.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/40 : audience du 12 juillet 1893.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/47 : audience du 22 mai 1906.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-11 : Inspection des douanes de Bayonne, janvier 1898.
Dans la nuit du 25 au 26 août 1898, les douaniers de Baïgorri repèrent un convoi de quarante chevaux conduits par vingt hommes et éclairé par douze guides, qui suit la piste de Baïgorri à Hélette par Ossès jusqu'à la maison de "Fagalde dit Chilhar". Là, "ils virent un fort lot de chevaux pacageant dans un champ clôturé et vu l'heure tardive ils durent remettre au lendemain la continuation de leurs recherches. Le lendemain 27 août accompagnés d'un adjoint ils pénétraient chez le sieur Fagalde qui leur présenta des titres de douane récents […] dont l'ensemble comprenait un nombre de chevaux supérieur à ceux pacageant dans le champ". Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-12 : Inspection des douanes de Cambo, octobre 1898.
La dernière trace de vigne date de 1881, lorsqu'elle est endommagée par les moutons de Chistela. Elle a disparu en 1914. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/33 : audiences des 7 et 21 avril 1881.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-12/28 : inventaire du 21 mars 1870. III-E 18042 : inventaire du 14 mars 1874.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18047 : partage du 26 novembre 1891.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18045 : procès verbal de liquidation du 12 janvier 1885.