3. Portrait de groupe avec poules (Ascain)

Ils sont une douzaine, sans doute habitués du marché de Saint-Jean-de-Luz qu'ils approvisionnent en légumes et en volailles1101. Régulièrement, entre 1901 et 1912, ils sont distingués par les comices agricoles du canton pour leurs porcs et les produits de leur basse-cour ou de leur jardin1102. On sait fort peu de choses de ces lauréats : très petits propriétaires ou métayers, ils n'ont souvent laissé d'autres traces que quelques inscriptions sur les listes de recensement. Certains même ne se révèlent comme exploitants qu'à l'occasion de ces concours. Leur réussite, qui témoigne à sa manière de la vitalité de la petite exploitation, mérite pourtant que l'on tente de brosser leur portrait.

A proximité des marchés urbains et des villégiatures de la Côte basque, la basse-cour constitue un complément appréciable et parfois une véritable spécialisation pour des exploitations trop petites pour développer leur surface en herbe. Rien ne permettait ainsi de prédire la réussite, ou même la survie, d'Uhanetcheberria lorsque Simon Berho en est devenu propriétaire en 1840. Exclu par sa mère d'une succession à laquelle, en tant qu'aîné, il pouvait prétendre, il n'a reçu en héritage que ce petit enclos inséré dans les communaux, sur des hauteurs déshéritées : à peine plus de deux hectares de cultures, pour moitié en labour et pour moitié en prés et vergers, et une maison en mauvais état jusqu'alors habitée par des indigents1103. A sa mort en 1875, Simon Berho a agrandi sa petite propriété, portée à huit hectares grâce à des achats de terrains communaux. L'exploitation pourtant ne possède sans doute qu'un attelage de vaches, et reste très modeste : en témoigne le mariage de l'héritier André Berho avec Marie Aramendy, fille de métayers, qui n'apporte en dot que 200 francs d'effets personnels et 1 000 francs "de ses économies"1104. Uhanetcheberria tire des communaux les fourrages qui lui font défaut pour son maigre cheptel1105. La survie de l'exploitation et de la famille, qui a compté jusqu'à sept enfants, est passée en effet par la conversion en labours des deux parcelles de pré comme des deux petits vergers. A défaut de bovins, elle engraisse des volailles, pour lesquelles Marie Aramendy est récompensée à quatre reprises de 1903 à 1906, et des truies primées en 1908 et 1909.

Plus incertain encore apparaissait l'avenir de Chahambaïta lorsqu'à deux reprises cette petite exploitation de deux hectares fut victime de partages de succession1106. Jeanne Dolabarats et Joseph Olaizola, héritiers de la maison et des deux vieilles vaches qui constituaient en 1833 son seul cheptel, durent la quitter temporairement en 1851 et s'installer dans une métairie assez grande pour nourrir leurs six enfants. En 1856 pourtant ils étaient de retour, grâce à quelques parcelles louées à un menuisier du village1107. Même agrandie de trois parcelles de pâtures communales, la propriété pourtant atteignait tout juste cinq hectares, et l'exploitation tirait sans doute une part de ses ressources des communaux, où les enfants surveillaient les moutons au lieu d'aller à l'école1108. Son existence fut à nouveau menacée lorsque après le décès de Jeanne Dolabarats en 1881 ses six enfants se disputèrent l'héritage1109. Lourdement endettée, elle fut vendue aux créanciers et mise en métayage en 1891. Est-ce son nouveau propriétaire, le notaire Félix Fargeot, qui a fait mettre en valeur et convertir en labours près de quatre hectares de pâtures? En 1914, l'exploitation consacre, comme Uhanetcheberria, la presque totalité de ses terres aux labours. Ses métayers, qui ont abandonné l'élevage des brebis, envoient en 1905 plusieurs bovins sur les pâtures frontalières. Mais cette année-là, ils vendent surtout 22 porcs1110, et reçoivent pour la première fois un prix pour les produits de leur basse-cour.

Dans le bourg, Arra, Ganaenea et Malobaïta disposent de moins de terres encore. Ce sont des micro-exploitations pluriactives, qui tirent d'un jardin et d'une basse-cour une partie de leurs revenus. Alexandre Hiriart, primé en 1911, ne possède que les 60 ares d'Arra, hérités de son père. La minuscule exploitation, qui abritait au milieu du siècle sa grand-mère blanchisseuse et son père et son oncle marins, n'a pas participé au partage des communaux et semblait vouée à la disparition. Mais elle a su adapter avec souplesse ses activités agricoles et non agricoles. En 1894, les hasards d'une dispute entre deux maçons révèlent qu'Alexandre, recensé comme laboureur, tient auberge à Arra1111. Sa mère, officiellement "ménagère", est également déclarée aubergiste lorsqu'à son décès en 1898 elle laisse en héritage une petite réserve de vin et de liqueurs1112. Sa sœur Catherine, avec laquelle il cohabite, est couturière. Ses deux autres soeurs, présentes par intermittence, sont domestiques à Bayonne. Parallèlement, une parcelle de labour a été convertie en un grand jardin de 15 ares, dont les produits comme ceux de la basse-cour sont destinés au marché.

Quant à Louis Lastiry et à Sabine Salaberry, ils ne possèdent pas de terres et rien ne permettrait de les ranger parmi les exploitants s'ils n'étaient primés à plusieurs reprises, l'un pour ses porcs, l'autre pour les produits de sa basse-cour et de son jardin. Louis Lastiry est fils d'un tisserand qui, en 1850, cultivait déjà quelques terres louées à Ingoytia1113. Recensé comme tisserand en 1891, puis par le conseil de révision en 1894, Louis apparaît pour la première fois comme "laboureur" en 1896, alors qu'il ne loue qu'une maison, son jardin, et son minuscule labour de 15 ares1114. Sabine Salaberry, elle, est couturière. Avec son époux retraité des douanes et ses filles, couturière et repasseuse, elle habite Malobaïta, qui abrita un temps une forge, et ne dispose que d'un jardin. Le ménage perpétue lui aussi une tradition bien enracinée de pluriactivité. Le père de Sabine fut successivement ou simultanément préposé des douanes, cordonnier et exploitant agricole. Son beau-père, charpentier, cultivait 30 ares de labours et possédait en 1860 deux bœufs et un porc1115. De même, le forgeron qui la précéda à Malobaïta élevait une vache en 18741116.

Pour ces pluriactifs, la nouveauté en ce début de XXe siècle est sans doute le développement de productions destinées au marché en expansion de la Côte basque. Cette orientation tend, pour certains exploitants, à devenir une véritable spécialisation. Dotorabaïta, qui reçoit pour ses fruits et légumes douze distinctions successives, dont plusieurs premiers prix, faisait partie de ces très petites exploitations à l'avenir incertain. Ses héritiers avaient depuis longtemps quitté le village pour s'installer à Biarritz, et sur leur petit héritage de 130 ares se succédaient marins, douaniers et journaliers1117. Pendant près d'un demi-siècle, seuls deux incendies témoignent du maintien de quelques activités agricoles : seize quintaux de foin et de paille sont la proie du feu en 1844, un porc en 18871118. En 1890 pourtant, la propriété est rachetée par un jardinier qui en fait une exploitation modèle.

Un second groupe de lauréats se distingue nettement de ces très petits ou micro-exploitants : ce sont des métayers, qui complètent les revenus de leur exploitation par des petites productions qui échappent au partage1119. Ils sont pour la plupart voisins ou parents, et leurs trajectoires se croisent à Haranederrea dont ils ont été les domestiques ou les métayers1120. Nicolas Etcheverria et son épouse, plusieurs fois primés pour leurs porcs et leurs volailles, sont depuis 1885 les métayers de Sarrola, la principale métairie d'Haranederrea. Ils possèdent aussi un important cheptel bovin et des chevaux, et vendent en 1905 sept veaux, un bouvillon, et cinq porcs1121. Ces métayers aisés n'ont pas de descendance, mais épargnent pour leur nièce, qui vit avec eux. En 1903, ils confient 600 francs à la Caisse rurale dont Jean Gracy, propriétaire d'Haranederrea, est le promoteur et le trésorier1122. En 1906 s'y ajoute un nouveau dépôt de 400 francs. L'épargne accumulée leur permet en 1907 de devenir propriétaires d'Etchegaraya1123, dont les métayers prennent leur succession à Sarrola où ils obtiennent à leur tour des prix pour leur basse-cour.

Raymond Etcheverria et Micaela Leorburu, sont le frère et la belle-sœur de Nicolas, Jean Etchenique et Bernarda Errandonea sont ses voisins. Comme lui, ils exploitent d'importantes métairies et sont plusieurs fois distingués par les comices pour leurs porcs, leurs volailles, ou les produits de leur jardin. Comme lui aussi, ils parviennent à épargner. En deux ans, Raymond Etcheverria dépose 600 francs à la Caisse rurale, et Jean Etchenique près de 3 000 francs qui lui permettent d'acheter les droits du petit domaine paternel, entièrement transformé en prés. A son décès en 1916, il laisse à ses onze enfants près de cinq hectares, et 1 500 francs sur un livret de Caisse d'épargne1124. Etienne Etchegaray enfin, originaire de la commune voisine de Vera en Espagne, est resté au service d'Haranederrea pendant une vingtaine d'années, comme domestique puis comme métayer. Il s'y est marié, avec la fille d'un métayer du domaine. Puis il a pris à ferme une exploitation plus grande1125, et s'est constitué un important cheptel bovin et ovin1126. Entre 1901 et 1907, il rembourse peu à peu les 900 francs qu'il a empruntés à la Caisse rurale.

Pour ces métayers en ascension et ces très petits exploitants se dessine ainsi une autre voie possible. Le jardin et la basse-cour sortent de la sphère domestique pour se tourner vers le marché. Ces orientations nouvelles, souvent dues aux femmes, offrent à l'exploitation des revenus de complément et ouvrent la voie à de véritables spécialisations. Soutenues par les initiatives publiques ou privées, elles participent d'une dynamique collective de la petite exploitation, alternative à la grande exploitation mécanisée.

Notes
1101.

Dans les années 1920, "les cultivateurs régionaux visitent aussi les particuliers. En apportant leur lait à domicile, les paysans basques ont toujours leur automobile ou leur charrette chargée de légumes. Dans chaque quartier […] où stationnent quelques instants ces cultivateurs, il se forme un groupement de ménagères venant s'approvisionner de quelques légumes courants tout en emportant leur pot à lait". Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête agricole de 1929, ouvrage cité (1937).

1102.

Le Comice agricole de Saint-Jean-de-Luz, présidé par Henry de Larralde Diusteguy, est créé le 25 mars 1898. A l'initiative du Comité républicain, il est remplacé à partir de 1908 par le Comice agricole luzien. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 7M-20 : comices agricoles, canton de Saint-Jean-de-Luz (1901-1939).

1103.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15597 : vente du 6 janvier 1840. Arch. com. Ascain : matrice cadastrale; matrice générale des quatre contributions directes (1822-1848); noms de tous les indigents et de veuves portés dans la liste pour la distribution de 363 francs qui sont destinés au secours des plus misérables qui ont éprouvé des pertes (sans date, vers 1815).

1104.

Le contrat de mariage, qui prévoit la cohabitation des deux ménages, comporte comme toujours une clause de mésentente. Celle-ci stipule qu'en cas de séparation le jeune ménage recevrait "la moitié des récoltes existantes dans la maison et une vache de la valeur de cent cinquante francs". Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15624 : contrat de mariage du 4 janvier 1875.

1105.

En août 1894, une génisse d'André Berho laissée sans surveillance sur un terrain communal tue la vache d'une voisine : "le bétail de Berho avait été conduit dans les environs par le fils de ce dernier qui après l'avoir fait boire l'abandonna et partit avec un paquet sous le bras", relate un témoin. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-33/16 : audience du 12 octobre 1894.

1106.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17545 et 17556 : partages des 11 février 1833 et 20 janvier 1853.

1107.

Arch. com. Ascain : état de tous les propriétaires de la commune d'Ascain qui ont éprouvé des pertes par l'effet des inondations survenues le 16 et 17 juin 1856.

1108.

Arch. com. Ascain : extraits des registres d'appel des écoles publiques. Nombre d'élèves de 6 à 13 ans ayant manqué l'école au moins quatre fois une demi-journée (1883-1886).

1109.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 20 janvier 1882. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15632 : déclaration du 9 février, vente de droits et transport du 6 avril, et pouvoir du 2 septembre 1883.

1110.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-159 : Bureau de Herboure. Registres de déclarations et de passavants pour les bestiaux français envoyés au pacage à l'étranger ou dans la zone extérieure. Année 1905.

1111.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-33/16 : audience du 11 mai 1894.

1112.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 23 octobre 1899.

1113.

Voir chapitre 6 : Ingoytia, du fermage au métayage.

1114.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement. Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement et matrices cadastrales.

1115.

Arch. com. Ascain : déclaration de sinistre du 4 avril 1860. Listes nominatives de recensement et matrices cadastrales.

1116.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15623 : liquidation et partage des 9 et 23 décembre 1874.

1117.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 2 mai 1863.

1118.

Arch. com. Ascain : procès verbal du 13 novembre 1844. Incendies survenus en 1887. Listes nominatives de recensement et matrices cadastrales.

1119.

Voir aussi chapitre 3 : les comptes de Goyty.

1120.

Voir chapitre 2 : Haranederrea, une trajectoire linéaire.

1121.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-159 : Bureau de Herboure. Registres de déclarations et de passavants pour les bestiaux français envoyés au pacage à l'étranger ou dans la zone extérieure. Année 1905.

1122.

Archives privées : Caisse rurale d'Ascain. Livre de caisse.

1123.

Voir chapitre 4 : Etchegaraya, échec d'une transmission.

1124.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 20 octobre 1916.

1125.

La ferme de Finondoa, d'une superficie de sept hectares, est louée 460 francs en 1895. Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 13 novembre 1895.

1126.

En 1905, il envoie au pâturage quatorze bovins, 132 ovins, deux chevaux et six porcs. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-159 : Bureau de Herboure. Registres de déclarations et de passavants pour les bestiaux français envoyés au pacage à l'étranger ou dans la zone extérieure. Année 1905.