Parallèlement, les statistiques agricoles témoignent d'un progrès sensible des rendements en céréales, qui augmentent de 50% en un demi-siècle. Les engrais chimiques ne font pourtant leur apparition que dans les années 18901134, et ne se diffusent que lentement : pendant l'Entre-deux-guerres encore, ils restent trop coûteux pour les petits exploitants1135. C'est avant tout à des fumures plus abondantes, liées au développement de l'élevage, qu'il faut attribuer ces progrès1136. Ils sont révélateurs des multiples petits changements que saisissent mal les grandes enquêtes nationales, dont les catégories sont inspirées du modèle de la grande exploitation céréalière. Leur échappent les "progrès sensibles dans la culture des plantes fourragères"1137, généralement intercalaires ou dérobées, et les petits travaux hydrauliques du quartier de Chistela, les remembrements de parcelles de Chouhiteguia ou Etchegoyenea, comme la plupart des discrètes adaptations techniques de petites exploitations avant tout vouées à l'élevage1138.
Tout aussi difficiles à saisir sont les transformations de l'outillage qui précèdent la mécanisation. Les enquêtes agricoles ne permettent guère que de repérer l'apparition tardive et limitée de la charrue, ou la diffusion plus large de la batteuse1139. Ainsi recense-t-on en 1892 16 000 exemplaires de "charrues simples", contre seulement 600 charrues bisoc ou polysoc. Mais qu'est-ce qu'une "charrue simple" dans une région qui n'a longtemps connu que l'araire? Le concours de charrues créé par le Conseil général en 1842 a eu à peu près autant de succès que le mouton Southdown et a dû être abandonné dès 18461140. La charrue Dombasle n'y a connu qu'un succès de curiosité, la charrue appelée de sous-sol reçue d'Angleterre s'est révélée trop lourde pour un attelage ordinaire. Personne n'a voulu concourir avec ces modèles dits "perfectionnés", mais inadaptés aux terrains pentus et à des sols généralement peu profonds, et c'est la charrue basque améliorée, munie de deux versoirs mobiles et tirée par deux vaches, qui l'a emporté1141. Or aucune statistique ni aucun inventaire ne permet de distinguer du simple araire la "charrue basque perfectionnée", dont les multiples variantes sont pourtant attestées par les descriptions des ethnographes.
Fabriqués par les forgerons de village, ces instruments légers et peu coûteux reçoivent des dénominations locales qui trouvent difficilement leurs équivalents dans la langue des juristes ou des administrateurs. A Sare coexistaient ainsi à la fin du XIXe siècle au moins quatre instruments de labour : "golde-nabarr" et "perla", deux formes de l'ancien araire en voie de disparition; "adareta", inspirée de la charrue Dombasle et fabriquée par les artisans locaux à l'aide de pièces de fonte achetées à Bayonne, qui se généralise dans la seconde moitié du siècle; "urdemuttur", charrue tourne-oreille très légère utilisée sur les terrains pentus. Ce n'est qu'après la guerre que le Brabant issu des industries métallurgiques tend à remplacer ces modèles de fabrication rurale. De même la faucille fait-elle place à partir de 1870 à la faux à blé pour les moissons, et à la serpe puis à la faux à fougère et à la faux à ajoncs pour le soutrage : les trois inventaires de Harreguia, Chouhiteguia et Chilharenia établis entre 1870 et 1874 témoignent de cette spécialisation de l'outillage à main. A la même époque, la charrette à deux roues à rayons et à essieu fixe commence à concurrencer l'ancienne charrette à quatre roues pleines et essieu tournant1142.
La machine fait certes son apparition et se répand rapidement dans la dernière décennie du siècle : "L'outillage a subi un perfectionnement notable; on emploie la charrue Brabant, la charrue Dombasle, la défonceuse et la fouilleuse […] Les batteuses à vapeur et à manège sont très répandues dans nos campagnes. Dans presque tous les villages, il y a des faucheuses que l'on emploie comme moissonneuses […] Il y a dix ans, ces diverses machines n'existaient que çà et là", se félicite en 1893 le jury départemental d'agriculture1143. Mais ces instruments coûteux, qui font en 1905 la fierté des gros exploitants candidats au concours départemental d'agriculture, ne s'introduisent que tardivement dans la petite exploitation et coexistent longtemps avec un outillage qui évolue lentement. C'est au travail des artisans locaux, à la fois forgerons et charrons, que l'on doit l'essentiel des perfectionnements de ce siècle et sans doute des progrès de la productivité1144.
A. de CASTAREDE, "Le département des Basses-Pyrénées. Agriculture", ouvrage cité (1892).
Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : délibérations du Conseil général (session de 1895).
Les agriculteurs "n'osent pas se risquer dans l'achat d'engrais, parce qu'ils les trouvent chers, ne savent pas les employer, et doutent du résultat". Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête agricole de 1929, ouvrage cité (1937).
"Les terres cultivées, situées presque toutes sur les terres d'alluvions des nombreuses vallées qui sillonnent la Soule et la Basse-Navarre, sont naturellement fertiles et ont donné comme moyenne, en 1891, des rendements de 17 hectolitres de froment et de 23 hectolitres de maïs à l'hectare. Cette fertilité naturelle, soutenue par d'abondantes fumures, activée par des chaulages judicieux, permet de maintenir depuis un temps immémorial l'assolement biennal très épuisant […] sans qu'il y ait fléchissement dans la production malgré les procédés parfois primitifs de culture". Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1J-1269 : concours des domaines de Mauléon, rapport du jury (1898).
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1J-1269 : concours des domaines de Mauléon, rapport du jury (1893).
Voir tableaux 1 à 6 en annexe.
Alors qu'aucune batteuse n'est recensée en 1852, on en compte 204 en 1882 et 265 en 1892. C'est la première machine agricole à se diffuser dans les campagnes du XIXe siècle. Voir Renaud GRATIER de SAINT-LOUIS, "Du fléau à la batteuse. Battre le blé dans les campagnes lyonnaises (XIXe et XXe siècles)", Ruralia, n°6, 2000, pp. 89-112.
Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : délibérations du Conseil général (sessions de 1842, 1845 et 1846).
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 2Z-87 : concours de charrues de l'arrondissement de Mauléon. Rapports du jury (1844 et 1846).
Arch. Musée National des ATP Ms 48.82 et Ms 48.83 : Joseph-Michel de BARANDIARAN, L'équipement agricole à Sare (Basses-Pyrénées), mai-août 1947 et février 1948.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1J-1269 : concours des domaines de Mauléon, rapport du jury (1893).
Ces lentes transformations de l'outillage agricole, qui précèdent la mécanisation, ne sont évidemment pas une particularité du Pays basque. La Limagne ou le Languedoc en fournissent des exemples analogues. Voir notamment : Charles PARAIN, "L'évolution de l'ancien outillage agricole dans l'Aude et les départements voisins au cours du XIXe siècle", Publications du département et du Musée national des Arts et Traditions populaires, Tours, 1937 (réédition : Charles PARAIN, Outils, ethnies et développement historique, Paris, Editions Sociales, 1979, pp. 28-45). Pierre COUTIN, "L'évolution de la technique des labours dans le Nord de la Limagne depuis le début du XIXe siècle jusqu'en 1938", Folklore paysan, mars-avril 1939, pp. 30-33.