Un mouvement collectif

Le changement agricole a été soutenu tout au long du siècle par de multiples formes de solidarité et de coopération. Bien avant que l'Etat ne se soucie du sort de la petite propriété et n'encourage, par la loi de 1884, le mouvement coopératif, la résistance de la petite exploitation rurale s'appuie sur les réseaux des solidarités villageoises1145.

Même mise à mal par le mouvement de privatisation des terres collectives, la communauté villageoise reste vivace1146. Elle a ses experts et ses médiateurs, appelés à arbitrer les conflits de voisinage, de jouissance, voire de succession, au grand dam parfois du juge de paix dépossédé de ses prérogatives1147. La commune réglemente l'usage des communaux et défend les droits de jouissance lorsque entre nouveaux acquéreurs et anciens usagers se multiplient les conflits de possession1148. Elle régule l'accès aux ressources collectives : l'eau, les carrières à chaux1149, les vasières1150, objets d'une concurrence de plus en plus vive entre exploitants. Qu'un propriétaire s'avise de modifier le tracé d'un chemin1151 ou de détourner un ruisseau pour irriguer sa prairie, et tout un quartier se mobilise. A Ascain dans les années 1870, quatre pétitions successives opposent les habitants du quartier d'Aldagaray à la modification d'un chemin qui "allonge les distances et qui oblige les bouviers à ne prendre qu'une demi charge à cause de la pente et des coudes"1152. En 1889 à nouveau, plus de quarante usagers d'un abreuvoir public attendent le juge de paix qui se rend accompagné d'un "interprète de la langue basque" au quartier de Morcellay1153. Face aux empiètements sur le domaine public, la communauté assure ainsi la défense collective des exploitants.

Par l'intermédiaire de l'institution municipale, elle se dote aussi des équipements collectifs nécessaires aux exploitations rurales : foires et marchés, services des postes, routes et chemins, accès au réseau ferré sont au cœur des préoccupations des conseils municipaux1154. La commune de Hélette réglemente les droits de place sur le marché, se bat avec succès pour la prolongation de la foire annuelle1155, réclame à plusieurs reprises la création d'un bureau de poste1156. En 1853, elle s'inquiète auprès du préfet du mauvais état du chemin qui la relie au marché de Saint-Palais, dans "l'intérêt des populations de plusieurs localités et du commerce des bestiaux en particulier, le seul, qui alimente notre contrée"1157. A la fin du siècle, elle se préoccupe de l'accès à la ligne de chemin de fer de Bayonne à Saint-Jean-Pied-de-Port1158. Ascain, qui n'est reliée aux communes voisines que par de mauvais chemins1159, consacre l'essentiel de ses efforts à son désenclavement. De 1848 à 1875, il lui faut près de trois décennies, et le sacrifice de ses communaux, pour réaliser ses projets. La route de Saint-Jean-de-Luz, chef-lieu de canton, marché, port maritime et gare de chemin de fer, s'achève en 1865 et se prolonge dix ans plus tard vers la Navarre espagnole1160. Elle est doublée d'un chemin de halage le long de la rivière, entre le port d'Ascain à celui de Saint-Jean-de-Luz1161. De nouveaux chemins relient la commune à Sare et Urrugne, ses voisines immédiates1162. Des crédits enfin sont accordés aux chemins vicinaux longtemps négligés, qui bénéficient à partir de 1880 d'une subvention de l'Etat1163.

D'autres formes de solidarité, plus informelles, accompagnent les progrès de l'élevage. Dans les montagnes de Soule, les éleveurs de brebis se sont de longue date associés autour des "cayolars", ces cabanes de bergers installées sur les vastes terrains de parcours collectifs. En échange d'une redevance, la communauté cède à des groupements d'éleveurs le droit de bâtir et la jouissance d'un parc à brebis et d'un terrain de pacage. Du 15 avril à la mi-novembre, les copropriétaires de ces annexes d'été assurent collectivement la surveillance du bétail et la fabrication du fromage1164. Les éleveurs de bovins de Hélette se sont également associés au sein d'une confrérie du bétail, dont on trouve des traces éparses entre 1837 et 18751165. Cette société d'assurance mutuelle contre la mortalité du bétail disparaît à la fin du siècle mais la présence de confréries, souvent d'inspiration catholique, est encore signalée en 1909 dans de nombreuses communes du Pays basque. "Les membres qui en font partie se réunissent chaque année et selon la mortalité du bétail dans le courant de l'année, les frais sont partagés entre tous les membres", explique le curé de la paroisse de Cambo1166. Une société analogue a aussi fonctionné à Ascain dans les années 1870, mais n'a laissé de traces que lorsque ses membres ont refusé de payer leurs cotisations1167. A la fin du siècle, un érudit anglais a recensé dans l'arrondissement de Bayonne un grand nombre de groupements du même type, sans formes juridiques, qui se font et se défont au gré des besoins. Ils ont l'avantage de la souplesse, mais l'inconvénient de ne pouvoir faire face aux épizooties qui atteignent simultanément tous les sociétaires1168. Aussi sont-ils concurrencés par les compagnies d'assurances privées, qui garantissent plus efficacement contre les risques majeurs de la mortalité du bétail et de l'incendie, et s'implantent largement dans les campagnes à partir des années 18701169.

Notes
1145.

Jean-Luc MAYAUD, La petite exploitation rurale triomphante, ouvrage cité, pp. 143-152.

1146.

Bien que de nombreuses communes aient aliéné depuis le XVIIIe siècle une bonne part de leurs biens, les terres collectives restent très étendues notamment dans les montagnes de Soule et de Basse-Navarre, où les vastes zones de parcours sont la propriété de syndicats intercommunaux. Voir notamment Henri DURAND, Histoire des biens communaux en Béarn et dans le Pays basque, Pau, Vignancour, 1909, 120 p.

1147.

En 1883, le juge de paix appelé à statuer sur un conflit opposant deux métayers d'Ascain se montre impitoyable envers ces arbitrages locaux : "en effet c'est un maire, avec son autorité, qui mésabusant de celle-ci dans un intérêt particulier et qui n'est pas à rechercher et menaçant de poursuites correctionnelles qu'il ne lui était pas loisible de mettre en mouvement et d'infliger, a arraché quarante francs à un simple cultivateur sans instruction et ayant peur de déplaire à son maire". Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U 33/13 : audience du 15 juin 1883.

1148.

Voir chapitre 5 : Ascain. La vente des communaux.

1149.

Voir chapitres 5 et 6 : Le domaine de Pierre Larre, médecin à Hélette. Etcheverria, une propriété paysanne.

1150.

Arch. com. Hélette : délibérations des 28 novembre 1869 et 22 novembre 1874.

1151.

Arch. com. Hélette : délibération du 31 mai 1869. Enquête commodo et incommodo du 9 janvier 1910.

1152.

Arch. com. Ascain : délibérations des 28 mai 1871, 11 août 1872, 29 juillet 1873 et 29 juillet 1875.

1153.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U 33/14 : audience du 24 avril et transport de justice du 16 mai 1886. Arch. com. Ascain : arrêtés préfectoraux du 27 août 1889.

1154.

Voir carte 21 en annexe : marchés et chemins de fer en 1900.

La pauvreté des sources et de l'historiographie ne permet guère malheureusement de retracer les progrès de ces infrastructures à l'échelle régionale. Sur les marchés, le recueil de témoignages et documents édité par les Archives départementales des Pyrénées Atlantiques concerne le Béarn de l'Entre-deux-guerres plus que le Pays basque du XIXe siècle. Les circuits commerciaux sont mal connus, de même que les progrès des communications dont témoignent les rapports des préfets au Conseil général. L'enseignement agricole enfin ne connaît de timides débuts que pendant l'Entre-deux-guerres, à l'initiative d'hommes d'Eglise. Les rapports des préfets font certes état dès 1849 d'une ferme école départementale, mais son recrutement est très limité, essentiellement béarnais, et destiné à fournir les grands domaines en maîtres-valets qualifiés. Sur les marchés, voir : Association Mémoire Collective en Béarn, Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, Foires et marchés dans les Basses-Pyrénées. 1850-1950, Pau, 1990, 229 p. Sur les débuts de l'enseignement agricole : Louis DASSANCE, "Une école d'agriculture en Pays basque : l'Institut agricole de Mendionde", Bulletin de la Société des Sciences Lettres et Arts de Bayonne, n° 58, 1950, pp. 1-12.

1155.

Voir document 19 en annexe : foires et marchés de Hélette.

1156.

Dès 1838, le conseil municipal s'inquiète du "retard qu'éprouvent les lettres […] par la raison que le facteur cantonal ne se rend que tous les deux jours dans la commune". En 1872 de nouveau, il réclame la création d'un bureau de poste à Hélette, "centre très important par ses foires et marchés, ainsi que par ses industries telles que la charronnerie, l'espargaterie, la chocolaterie, etc." En 1911, il renouvelle son vœu en raison de l'importance de ses foires aux bestiaux. Arch. com. Hélette : délibérations des 3 mai 1838, 14 mai 1872 et 11 juin 1911.

1157.

Arch. com. Hélette : délibération du 14 août 1853.

1158.

Le canton d'Iholdy est le seul du département à ne posséder aucune ligne de chemin de fer. Les stations de Bidarray et d'Itxassou sont trop éloignées de la commune, les voyageurs ne peuvent embarquer avec leurs bagages à la halte de Louhossoa. En 1900, le conseil municipal demande la création d'une ligne de tramway. Arch. com. Hélette : délibérations des 9 février 1882, 15 octobre 1892 et 20 mai 1900.

1159.

Arch. com. Ascain : Etat général des chemins vicinaux existans sur le territoire de la commune d'Ascain (26 juin 1824).

1160.

De délibération en délibération, l'accès au marché apparaît bien comme le problème crucial. "L'intérêt de l'agriculture et du commerce" avec l'Espagne et le marché de Saint-Jean-de-Luz est évoqué dès 1848. C'est aussi par Ascain que passent les habitants de Sare que "chaque jour on y voit circuler […] pour l'écoulement de leurs denrées pour Saint-Jean-de-Luz, notamment les marchands de charbon et de plâtre" (1859). Par la nouvelle route circulent encore "les vins, les grains, et autre produits arrivant de la Navarre, par la vallée du Bastan" (1874). L'affluence des ruraux au marché de Saint-Jean-de-Luz est telle que l'on craint un accident au passage à niveau situé à l'entrée de la ville : "Il existe déjà plusieurs marchés par semaine desservis par ce chemin […] il en résulterait, les jours de marché, un danger réel, par suite de l'encombrement de bétail aux barrières de chemin de fer" (1863). Arch. com. Ascain : délibérations des 14 mai 1848, 1er août 1849, 24 août et 9 novembre 1851, 23 avril et 10 mai 1852, 12 février, 16 mai et 10 août 1853, 7 août 1856, 31 mai 1857, 7 août et 13 novembre 1859, 11 mars et 20 novembre 1860, 10 février, 21 avril et 10 novembre 1861, 10 et 17 mai 1863, 29 mai 1864, et 26 septembre 1866. Rapport de l'Ingénieur des Ponts et chaussées du 29 mai 1874.

1161.

Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : délibérations du Conseil général (sessions de 1861 et 1872).

1162.

Arch. com. Ascain : délibérations des 22 mars, 30 mars et 21 juin 1863, 10 mai et 19 juillet 1868.

1163.

Arch. com. Ascain : délibérations des 12 et 28 juin 1864, 29 octobre 1868, 10 avril 1870, 11 mai 1873 et 16 mai 1880.

1164.

Les conventions passées entre les sociétaires sont presque toujours verbales, et renouvelées chaque année. Les archives du Musée des Arts et Traditions Populaires conservent un contrat écrit, sous seing privé, passé en 1901 entre treize copropriétaires. Archives du Musée des ATP Ms 62-7/B139 : Contrat de fermage "cayolar" (3 février 1901). Enquête sur l'ancienne agriculture (1937). Enquête sur les dates de mutation des biens ruraux (1942).

1165.

Arch. nat. C 962 : enquête industrielle et agricole de 1848. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18042 : comptes de tutelle du 23 février 1876. 4U-12/19 et 20 : audiences des 26 juillet 1854 et 24 mai 1855.

1166.

Archives de l'Evêché de Bayonne : questionnaire sur les oeuvres diocésaines, août 1909.

1167.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-33/11 : audiences des 5 et 8 avril 1873.

1168.

Wentworth WEBSTER, "Les assurances mutuelles du bétail et le cheptel parmi les fermiers et paysans du sud-ouest de la France et du nord de l'Espagne", La Réforme sociale, 16 août et 1er septembre 1894. Republié dans A la découverte des Basques. Les loisirs d'un étranger au Pays basque, Donostia, Elkarlanean, 1998, pp. 261-295.

1169.

Les exploitations les plus importantes ont eu recours aux compagnies d'assurances dès les années 1840, bien avant la masse des exploitants. Au moins trois compagnies comptent des sociétaires à Ascain dans le dernier quart du siècle; cinq sont présentes à Hélette en 1910. Arch. com. Ascain : demandes de secours à la suite de sinistres (1844-1896). Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 2Z-88 : caisses d'assurances existant en 1910 et 1911.