De la commune au mouvement coopératif

Ces formes spontanées de coopération, enracinées dans de fortes traditions communautaires1170, restent longtemps confinées à la société d'interconnaissance. Il faut attendre la fin du siècle pour voir apparaître, à l'initiative de l'Etat, de nouvelles formes de solidarité et de soutien à l'agriculture. Jusqu'aux années 1870, les notables s'opposent aussi bien à la création de comices agricoles qu'à celle d'une chaire d'agriculture à l'Ecole normale ou d'une Chambre consultative d'agriculture, au prétexte que la population serait trop pauvre et arriérée pour en tirer un quelconque bénéfice1171. Les rares encouragements à l'agriculture ne s'adressent qu'aux plus gros exploitants. La Société départementale d'agriculture créée par le préfet en 1864 végète, et ne connaît une réelle activité qu'à partir de 1886. Quarante ans après la Bretagne1172, le Pays basque ne se dote de son premier comice agricole qu'en 18741173.

Mais à la fin du siècle, cinq comices subventionnés par l'Etat organisent des concours annuels et des expositions de machines, et encouragent par des primes les éleveurs de bovins, de porcs, de volailles et les maraîchers1174 : c'est alors que petits producteurs et métayers d'Ascain accèdent à une excellence qui ne fut longtemps reconnue qu'à une petite élite d'exploitations mécanisées. A partir de 1889, un professeur départemental d'agriculture propose conférences et champs de démonstration. La Société d'agriculture suscite la création de syndicats communaux et intercommunaux. Autour de 1910 surtout, la concurrence entre l'Eglise et l'Etat stimule le mouvement mutualiste naissant. Curés et instituteurs sont mobilisés. Déjà chargés de la diffusion du bulletin de la Société d'agriculture1175, les instituteurs reçoivent en 1908, par courrier du sous-préfet, mission de "tirer de la routine où elles croupissent soixante communes" de leur arrondissement, et conseils pratiques pour créer une caisse locale de crédit agricole1176. L'année suivante, les curés sont invités à leur tour à "fonder des œuvres nouvelles répondant aux besoins des temps actuels"1177. Des deux côtés, les appels sont entendus. En 1910, 90 communes sont dotées de caisses de crédit mutuel "officiel", affiliées à une caisse régionale1178. Face aux "blocards", l'Eglise cherche pour sa part à développer des sociétés de secours mutuel, plus rarement des caisses Raiffeisen ou des syndicats1179.

Bien de ces sociétés n'ont eu qu'une existence fictive ou éphémère. A Hélette, la mutuelle contre l'incendie ne compte ainsi en 1911 qu'un seul sociétaire, probablement l'instituteur. La même année en revanche, la caisse agricole y rassemble 31 souscripteurs, "cultivateurs" ou artisans, et accorde plus de 12 000 francs de prêts1180. A Ascain, la caisse rurale catholique a réuni en dix années d'existence plus d'une centaine de membres, dont beaucoup de métayers auxquels elle a prêté de petites sommes pour acheter du bétail1181. A la veille de la guerre, une vingtaine de syndicats créés entre 1894 et 1908 approvisionne par ailleurs les exploitants en engrais, semences, machines et bestiaux1182. Deux projets de fruitière coopérative voient le jour en 1913 à Tardets et à Saint-Jean-Pied-de-Port, sous l'impulsion de l'administration des Eaux et Forêts1183. Mais la guerre interrompt ce mouvement associatif naissant, qui ne connaît plus dans les années 1920 qu'une activité limitée1184. L'implantation des laiteries de Roquefort à partir de 1902 en revanche suscite la création de multiples petites fruitières qui collectent le lait dans une trentaine de localités, et donne un nouvel élan à un élevage ovin déclinant1185.

Si la communauté villageoise reste durablement le cadre privilégié des solidarités, l'exploitation tend ainsi à la fin du siècle à s'insérer dans des réseaux élargis de coopération. Initiatives publiques et privées se conjuguent pour soutenir un changement agricole déjà largement amorcé, et participent de la résistance d'une société rurale en mutation.

Notes
1170.

L'assistance mutuelle est une pratique ancienne au sein des communautés villageoises. Dès le XVIIIe siècle au moins, la vallée de Baïgorri connaissait l'assurance contre l'incendie. De même à Ainhoa en 1856, "quand une maison a été brûlée, chacun vient au secours du propriétaire pour l'aider à la reconstruire". Mais ces pratiques de solidarité ne semblent pas ici avoir donné naissance à des formes institutionnalisées d'assurances mutuelles, comme dans l'Ain où les sociétés mutuelles d'assurance contre les incendies deviennent sous la IIIe République de véritables institutions municipales.

Georges VIERS, Le Pays basque, Toulouse, Privat, 1975, pp. 76-77. A. de SAINT-LEGER et E. DELBET, Paysans du Labourd, ouvrage cité, pp. 203-205. A titre de comparaison, voir : Philippe GONOD, "Les sociétés d'assurances mutuelles de l'Ain au XIXe siècle, entre communauté et commune", Ruralia, n°2, 1998, pp. 9-21.

1171.

Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : délibérations du Conseil général (sessions de 1838, 1839 et 1840).

1172.

Yann LAGADEC, "Comice cantonal et acculturation agricole : l'exemple de l'Ille-et-Vilaine au XIXe siècle", Ruralia, n°9, 2001, pp. 37-61.

1173.

Ce premier comice créé à Espelette-Ustaritz est suivi par ceux de Mauléon-Tardets en 1876, Saint-Jean-Pied-de-Port – Saint-Etienne-de-Baïgorri en 1877, Hasparren en 1889 et Saint-Jean-de-Luz en 1898. Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : délibérations du Conseil général.

1174.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 7M-13 : comices agricoles (1897-1929).

1175.

Société d'agriculture des Basses-Pyrénées, Almanach pour 1892.

1176.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 2Z-88 : courrier du sous-préfet de Mauléon, 21 septembre 1908.

1177.

Archives de l'Evêché de Bayonne : lettre circulaire de Monseigneur l'Evêque de Bayonne, Lescar et Oloron au clergé de son diocèse, le 25 août 1909, "en la fête de Saint-Louis, roi de France".

1178.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 2Z-88 : Caisse régionale de Crédit agricole mutuel des Basses-Pyrénées. Voir document 22 en annexe : allocution du président à l'Assemblée générale du 14 février 1910.

1179.

Archives de l'Evêché de Bayonne : questionnaire sur les oeuvres diocésaines, 1909.

1180.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 2Z-88 : caisses d'assurances existant en 1910 et 1911. Liste des membres de la Caisse agricole de Hélette au 31 décembre 1911.

1181.

Archives privées : Caisse rurale d'Ascain. Grand livre de caisse (1898-1910). Voir document 23 en annexe : reçus de la Caisse rurale d'Ascain (1898-1900).

1182.

Arch. nat. F22/116 : syndicats dissous de 1914 à 1935. Archives de l'Evêché de Bayonne : questionnaire sur les oeuvres diocésaines, 1909.

1183.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 7M 192 à 250 : versement du génie rural, en cours de classement. Liasse 37 : beurrerie, laiterie, fromagerie (1912-1939).

1184.

Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête agricole de 1929, ouvrage cité (1937).

1185.

Au Pays basque comme en Corse, les industriels du Roquefort sont à la recherche de lait de brebis : "Ces laiteries achètent le lait aux bergers, le transforment sur place en fromage suivant les méthodes de Roquefort et, au bout de cinq à six jours, l'expédient pour affinage aux caves de cette dernière localité. Ces ateliers fonctionnent du 1er janvier à fin mai; ensuite […] les bergers continuent à fabriquer le fromage connu sous le nom de fromage «basque» ou d'Ossau". Ministère de la guerre, Enquête sur la reprise et le développement de la vie industrielle dans la région pyrénéenne, Bordeaux, Delmas, 1918, 491 p.

Voir aussi Théodore LEFEBVRE, Les modes de vie dans les Pyrénées Atlantiques orientales, ouvrage cité (1933), p. 436, et sur l'implantation des industries de Roquefort en Corse : Claire DELFOSSE et Jean-Antoine PROST, "Transmission et appropriation des savoirs fromagers : un siècle de relations entre industriels de Roquefort et transformateurs corses", Ruralia, n°2, 1998, pp. 23-43.