L'exploitation rurale ne se mue pas pour autant en entreprise agricole, et le paysan en agriculteur. Complément momentané ou durable au travail de la terre, voire principale source de revenus, les activités non agricoles contribuent largement à la résistance de la petite exploitation et à l'élargissement de ses horizons.
Il n'est guère que les zones de capitalisme agricole du Bassin Parisien ou de la plaine du Pô qui échappent au XIXe siècle à une pluriactivité longtemps occultée, qui apparaît aujourd'hui comme "une donnée permanente et structurelle" du monde rural1186. La notion de pluriactivité, née du renouvellement des problématiques de la croissance industrielle, déplace le questionnement vers les dynamiques des sociétés rurales. "Proto-industrie" textile des plaines flamandes, "industrie en sabots" franc-comtoise ou "industrialisation douce" des montagnes : elle a permis de mettre à jour, au sein des exploitations rurales, des complémentarités durables entre agriculture et industrie1187.
Mais la pluriactivité ne se réduit pas au versant rural d'une France agro-industrielle. Loin du cœur économique de l'Europe du charbon et de l'acier, dans cet "angle mort de la prospérité française du XIXe siècle"1188, les campagnes du sud-ouest inventent et réinventent d'autres formes de pluriactivité. Dans un contexte de déclin des activités industrielles et maritimes, la société rurale du Pays basque trouve ainsi dans le tourisme, la contrebande et les migrations lointaines de nouvelles ressources.
Il est possible, à l'échelle locale, de recenser la plupart de ces activités. Il est beaucoup plus hasardeux de les mettre en évidence à l'échelle de l'exploitation. En prendre la mesure relève de la gageure. L'indigence des sources en effet est patente jusqu'aux années 1980-1990 qui, sur fond de crise du productivisme agricole, redécouvrent l'agriculture à temps partiel1189 puis la multifonctionnalité des espaces ruraux. L'appareil statistique, qui présuppose à la fois monoactivité de l'exploitation et activité du seul chef de ménage, ignore le travail des femmes et des enfants, le travail saisonnier et les doubles statuts. Si le paysan-ouvrier du Faucigny par exemple, fier d'exercer un métier d'art, affirme volontiers son identité d'horloger, il peut aussi préférer déclarer son statut de "propriétaire"1190 : dans les deux cas, c'est tout un pan de l'activité de l'exploitation qui risque d'échapper à l'observation.
Impératif ou style de vie1191 ? stratégie ou choix du désespoir1192 ? précarité ou ascension sociale ? émancipation ou subordination1193 ? Entre choix et nécessité, la permanence et l'omniprésence de la pluriactivité attestent qu'elle fut sans doute tout cela, selon les lieux et les temps, selon les multiples configurations familiales auxquelles il faut l'articuler.
Voir notamment les travaux rassemblés dans les années 1980 dans deux ouvrages collectifs : ASSOCIATION DES RURALISTES FRANÇAIS, La pluriactivité dans les familles agricoles, Paris, Editions de l'ARF, 1984, 343 p. Gilbert GARRIER et Ronald HUBSCHER dir., Entre faucilles et marteaux. Pluriactivité et stratégies paysannes, Lyon-Paris, PUL-Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1988, 242 p.
Outre les travaux pionniers de Franklin MENDELS sur la proto-industrialisation, voir en particulier Claude-Isabelle BRELOT et Jean-Luc MAYAUD, L'industrie en sabots. La taillanderie de Nans-sous-Saint-Anne (Doubs). Les conquêtes d'une ferme atelier, XIXe-XXe siècles, Paris, Editions Garnier, 1982, 278 p. Jean-Marc OLIVIER, "L'industrialisation rurale douce : un modèle montagnard ?", Ruralia, n°4, 1999, pp. 11-22. Pierre JUDET, "Du paysan à l'horloger. Histoire sociale d'un Faucigny pluriactif (1850-1930)", Ruralia, n°9, 2001, pp. 89-106.
Denis WORONOFF, "Aux origines d'un développement manqué : les bourgeoisies immobiles du Sud-Ouest", Politique aujourd'hui, janvier 1971, pp. 19-32.
En 1975, trois exploitations sur quatre tirent une partie de leurs revenus d'activités non agricoles. Philippe LACOMBE, "La pluriactivité et l'évolution des exploitations agricoles", La pluriactivité dans les familles agricoles, ouvrage cité, pp. 35-53.
Pierre JUDET, "Du paysan à l'horloger. Histoire sociale d'un Faucigny pluriactif (1850-1930)", article cité, pp. 100-101.
Ronald HUBSCHER, "La pluriactivité : un impératif ou un style de vie ? L'exemple des paysans-ouvriers du département de la Loire au XIXe siècle", La pluriactivité dans les familles agricoles, ouvrage cité, pp. 75-85.
Franco CAZZOLA, "La pluriactivité dans les campagnes italiennes : problèmes d'interprétation", Entre faucilles et marteaux, ouvrage cité, pp. 19-31.
Maurice GODELIER, Transitions et subordinations au capitalisme, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1991, pp. 7-56.