Une contrebande active

Avant de devenir un personnage de roman ou de folklore1249, le contrebandier basque est un paysan pluriactif. De Viollet-le-Duc en 1833 à Ardouin-Dumazet vers 1910, tous les voyageurs et les curieux l'ont rencontré1250, et bien des exploitations des communes frontalières ont trouvé dans le commerce avec l'Espagne une source de revenus notoire, mais malheureusement occulte.

Tout comme les revenus du tourisme, les revenus de la contrebande sont la plupart du temps indiscernables à l'échelle de l'exploitation. Les rapports de l'administration des douanes eux-mêmes n'en révèlent qu'une part. Seules les importations en effet sont surveillées par les douaniers. Or les contrebandiers, habiles à se saisir de toutes les opportunités, franchissent la frontière dans les deux sens. Des marchandises importées, on ne connaît du reste qu'une faible partie, celle que la ruse des passeurs1251 n'a pu soustraire à la vigilance toute relative de préposés souvent indulgents, sinon complices. Des hommes on sait moins de choses encore : peu soucieux de se faire prendre, ils s'enfuient dans la nuit en abandonnant leurs bêtes ou leurs ballots, et les douaniers se gardent bien de les poursuivre ou même de les identifier1252. Les arrestations sont rares, les affrontements plus encore1253. Aussi serait-il vain de chercher à quantifier une activité diffuse et multiforme, dont les comptes-rendus trimestriels des inspecteurs des douanes révèlent toutefois l'ampleur et la nature.

Profondément insérés dans la société rurale, les réseaux de contrebande ont leur hiérarchie. A leur sommet, les "maîtres contrebandiers", véritables entrepreneurs travaillant en société, sont les commanditaires bien connus des douaniers mais insaisissables. Ascain a eu le sien au milieu du siècle : Jean Leholaberry, fils de métayer et "fraudeur de profession", devenu en 1849 propriétaire d'une exploitation idéalement située sur les flancs de la Rhune, s'est associé à deux confrères d'Arcangues, près de Biarritz, pour écouler du tabac de contrebande1254. A Hélette à la fin du siècle, le "sieur Chilhar", éleveur et maquignon associé à un boucher d'Espelette, s'est fait une spécialité du commerce des chevaux qu'il achète au marché d'Elizondo en Espagne pour les revendre sur les champs de foire du Pays basque ou du Béarn1255. A la même époque, le marchand de vin d'Ascain embauche une fois par mois un guide et six porteurs qui fournissent son magasin en alcool "tantôt par bidons d'une dizaine de litres, tantôt par barils contenant de 25 à 30 litres chacun"1256.

Ces commanditaires font appel à des guides et des chefs de bandes, tout aussi connus des douaniers, qui organisent les passages. Charles Oillataguerre, métayer à Hélette, "qui guidait les porteurs de la première ligne une fois arrivés à Baygoura" et dissimulait dans les rochers et les fougères les ballots de tabac, est parvenu pendant trente ans à déjouer la surveillance de la douane1257. C'est aussi un métayer, José Larrechea dit "Coché Halsou d'Ascain", qui introduit au nez et à la barbe des préposés des troupeaux de brebis pour la foire d'Espelette, des alcools pour les marchands de vin de Saint-Jean-de-Luz, ou des convois de chevaux pour le compte du "sieur Chilhar" de Hélette1258.

Sous la direction de ces chefs aguerris, des centaines de jeunes gens transportent à dos d'homme les lourds ballots de 20 à 30 kilos, ou conduisent les troupeaux des montagnes frontalières aux marchés du bas pays. Précédés d'éclaireurs, ils se déplacent en bandes sur un terrain "très accidenté, très difficile à parcourir […] Jeunes et agiles, vêtus légèrement et connaissant parfaitement les localités, s'entourant de toutes les précautions possibles"1259, ils échappent facilement à des douaniers lourdement équipés et se font rarement prendre. La contrebande n'est pour eux qu'une activité saisonnière et momentanée, et les 5 à 12 francs que leur rapporte une expédition un des compléments possibles aux revenus familiaux1260. Pendant l'été, "les travaux des champs occupant tous les bras, les jeunes gens se livrent ordinairement moins à la fraude"1261. Dans les communes qui envoient des tuiliers en Espagne, l'automne reste une période de faible activité1262. Chaque hiver au contraire, "l'oisiveté des jeunes gens du Pays basque" s'accompagne d'une recrudescence des passages1263.

Parallèlement à cette contrebande organisée, exclusivement masculine, les femmes et les enfants se livrent à un intense petit commerce quand ils ne sont pas occupés aux travaux des champs. Plus de 800 de ces "colporteurs et pacotilleurs" sont dénombrés en 1855 dans l'inspection d'Ustaritz : il s'agit d'une contrebande massive, qui laisse les douaniers démunis1264. Par petits groupes de deux ou trois, ils ne transportent que quelques kilos de marchandises, dont ils ne retirent chaque fois qu'un faible bénéfice, mais effectuent des passages très fréquents1265. Comme ces deux jeunes filles arrêtées avec 25 kilos de sel "pour les salaisons de porc que l'on prépare les mois d'hiver"1266, ou ces deux fils d'un aubergiste d'Ascain, âgés d'une douzaine d'années à peine, "chargés de six kilogrammes de café qu'ils tentaient d'introduire frauduleusement au moyen de sachets soigneusement dissimulés et disposés autour du corps sous leurs vêtements"1267, ils approvisionnent en sucre, en café, en chocolat, en sel, en sardines leur famille, mais aussi leurs voisins, et la région toute entière1268.

Aussi les contrebandiers bénéficient-ils d'une large complicité. Non seulement le silence des habitants leur est acquis, mais chacun s'emploie à leur venir en aide. Pour les informer des déplacements des douaniers, ils trouvent "des éclaireurs bien renseignés dans les pâtres qui sillonnent la montagne"1269. Les enfants font le guet, et pour les grosses affaires on met "en campagne tout un régiment d'espions" largement rétribués1270. "L'esprit de solidarité qui unit entre eux les habitants du pays et qui les pousse à se soutenir mutuellement contre la douane même sans y être engagés par un intérêt particulier fait que la population entière de certaines agglomérations s'emploie à surveiller nos agents", se désespère en 1904 l'inspecteur de Cambo1271. C'est que, bien au-delà des communes frontalières, chaque ménage a pu tirer quelques bénéfices d'une activité remarquablement flexible, qui s'ajuste aussi bien aux rythmes saisonniers de l'exploitation rurale qu'aux fluctuations de la conjoncture internationale.

Sensibles aux variations des taux de change, des politiques fiscales, comme de l'offre et de la demande, industriels et artisans de la contrebande s'adaptent avec souplesse aux opportunités du marché. Les années 1850 sont d'abord celles du tabac. Importé en feuilles, il est distribué dans des ateliers clandestins autour d'Hasparren1272. En cigares, il perd son intérêt lorsqu'en 1855 la régie met en vente des cigares à prix réduits, mais l'essor du tourisme offre alors aux entrepreneurs l'occasion de se convertir au commerce des tabacs de luxe, et la seconde guerre carliste au trafic d'armes1273. Le commerce des denrées coloniales, stimulé par la ruine des Antilles françaises dont les plantations sont désertées par les esclaves affranchis, se développe vigoureusement dans les années 18501274. Le sucre se vend encore en 1867 "à un prix qui ne laisse aucun doute sur sa provenance", et l'on saisit jusque dans les années 1890 de petites quantités de café, mais ce commerce ne survit pas à l'effondrement de l'empire colonial espagnol1275.

A la fin du siècle, l'alcool et le bétail ont pris le relais. Grâce à des taux de change particulièrement favorables, les brebis achetées 3 à 4 francs en Espagne et revendues 8 à 9 francs passent la frontière par milliers et envahissent les marchés français jusqu'à la mévente1276. La contrebande se reporte alors sur les vins espagnols, produits en grande quantité et beaucoup moins taxés que les alcools français1277, et sur le petit cheval bastanais qui procure un bénéfice brut de 64 francs et vient à son tour encombrer le marché1278. Au rythme des conjonctures locales et mondiales, la contrebande a pu ainsi connaître au long de ce demi-siècle des phases de ralentissement et de recrudescence, sans que jamais ne se tarisse une source de revenus essentielle à l'économie de bien des exploitations.

Notes
1249.

Figure de la ruse et de la virilité, le contrebandier est avec le corsaire un des héros de la mémoire locale. Ce bandit d'honneur est devenu personnage romanesque sous la plume de Pierre Loti, qui séjourna à l'Hôtel de la Rhune à Ascain et s'est inspiré de son hôte Jean-Pierre Borda pour créer en 1896 son Ramuntcho, contrebandier d'opérette. Christian LAPRERIE, "Dans le sillage de Pierre Loti", Ascain, ouvrage cité, pp. 476-489.

1250.

Peu de voyageurs ont eu, comme le jeune Viollet-le-Duc en 1833, la curiosité de s'aventurer à l'intérieur du Pays basque et de s'intéresser à la vie de ses habitants. Celui-ci rapporte qu'à son passage à Saint-Martin, dans la vallée de la Nive, "dans une salle obscure et basse, un homme tissait de la toile […] Il causa quelques temps avec nous, nous parla du pays, et finit par nous dire que tous les jeunes gens de Saint-Martin étaient contrebandiers" (Voyages en Pays basque, Urrugne, Pimientos, 1999, p. 20). Près d'un siècle plus tard, Ardouin-Dumazet rencontrait à son tour dans le Val-Carlos de ces paysans contrebandiers qui, malgré la présence de nombreux douaniers, faisaient entrer des chevaux navarrais par le passage de Roncevaux (ARDOUIN-DUMAZET, Voyages en France, ouvrage cité).

1251.

"Il a été impossible de savoir si le convoi des quatre poneys de prix n'avait pas été précédé d'autres sections composées de chevaux de faible valeur […] Souvent lors d'une introduction une section de chevaux bon marché forme une avant-garde qui déblaie la voie si elle tombe sur une embuscade". Il est rare que les douaniers avouent aussi clairement leur impuissance face aux multiples ruses imaginées par les passeurs. Par crainte d'être mal notés, ils préfèrent généralement taire leurs échecs : "Officiers et chefs de poste gardent généralement le mutisme le plus complet sur les passages qui s'effectuent avec succès […] Personne ne veut avoir subi d'insuccès. Or je puis affirmer que la fraude sur les chevaux continue à se faire sur une vaste échelle […] Je ne donnerai comme preuve de mon affirmation que […] le passage hebdomadaire sous mes fenêtres de convois de 30 à 40 chevaux incontestablement d'origine espagnole, conduits par les maîtres contrebandiers connus de Sare, d'Espelette, de Saint-Pée, etc." (Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-10 et 14 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Bayonne, octobre 1896. Inspection de Cambo, 1er semestre 1900).

1252.

Douaniers et contrebandiers sont voisins, parfois parents, et vivent dans une grande proximité. Au bureau d'Ainhoa en 1856, "les employés étant obligés de savoir la langue du pays, sont presque tous Basques. On ne les considère pas comme étrangers, et les autres habitants vivent avec eux en assez bonne intelligence. Il faut noter aussi que les collisions sont prévenues par la tolérance de l'administration qui permet de profiter, sous certains rapports, du voisinage de la frontière". A. de SAINT-LEGER et E. DELBET, Paysans du Labourd,ouvrage cité, p. 163.

1253.

Les entrepreneurs de contrebande eux-mêmes interdisent à leurs hommes "de se livrer à des voies de fait contre les agents", et préfèrent s'en séparer en cas de rébellion. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-17 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Bayonne, 2e semestre 1904.

1254.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-6 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Espelette, novembre 1865.

1255.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-8 à 17 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Cambo, octobre 1894, octobre 1898, avril 1899, 2e semestre 1900, 1er et 2e semestres 1902, 1er semestre 1903, 1er et 2e semestres 1904.

Voir chapitre 7 : le quartier de Chistela.

1256.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-9 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Cambo, juillet et octobre 1895.

1257.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-4 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, mai et août 1858.

1258.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-9 à 17 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Bayonne, avril 1895. Inspection de Cambo, janvier et avril 1897, 2e semestre 1900, 1er et 2e semestres 1901, 1er et 2e semestres 1903, 1er et 2e semestres 1904.

1259.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-3 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, août 1855.

1260.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-3 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, février 1854.

1261.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-7 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ainhoa, août 1868.

1262.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-5 et 6 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, capitainerie de Louhossoa, mai 1861. Inspection d'Ainhoa, novembre 1866.

1263.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-8 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Saint-Jean-Pied-de-Port, avril 1894.

1264.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-3 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, mai et août 1855.

1265.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-6 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Espelette, novembre 1865.

1266.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-7 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Espelette, février 1866.

1267.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-10 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Cambo, octobre 1896.

1268.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-7 et 9 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ainhoa, février 1870. Inspection de Bayonne, juillet 1895.

1269.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-4 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, août 1855.

1270.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-7, 8 et 17 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ainhoa, février 1867. Inspection de Saint-Jean-Pied-de-Port, avril 1894. Inspection de Cambo, 2e semestre 1904.

1271.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-17 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Cambo, 1er semestre 1904.

1272.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-3 et 4 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, août 1855 et mai 1858.

1273.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-3 et 6 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, février et mai 1855. Inspection d'Espelette, novembre 1865.

1274.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-3 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, juillet 1850.

1275.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-7 et 13 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ainhoa, février 1867. Inspection de Cambo, juillet 1899.

1276.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-11 et 16 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Cambo, janvier 1897 et 1er semestre 1902.

1277.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-14 et 15 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Cambo, 1ers semestres 1900 et 1901.

1278.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-12, 13 et 17 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection de Bayonne, janvier 1898 et 2e semestre 1904. Inspection de Cambo, janvier 1900.