Jamais sans doute cette petite exploitation des basses terres d'Ascain n'a pu nourrir ses habitants des seules ressources de l'agriculture, et la pluriactivité y apparaît dictée par la nécessité. Selon les rythmes de l'histoire familiale, selon aussi les opportunités du moment, chaque génération y combine au travail de la terre des activités variées, dont seule émerge sans doute une petite partie.
Pierre Elissetche, qui en est l'héritier en 1806, n'est jamais parvenu à s'en rendre entièrement propriétaire. Sa mère lui a laissé une maison en indivision : sa tante, marchande à Ascain, et sa cousine Mercedes, domestique à Saint-Jean-de-Luz, possèdent jusqu'en 1856 des droits sur Herassoa1324. En 1809, il tente d'entrer dans l'administration des douanes, mais Pierre Elissetche ne sait ni lire ni écrire, ne parle que le basque, et son dossier n'est pas retenu1325. Lorsque trois ans plus tard, sur le chemin du marché de Saint-Pée, il est assassiné par un douanier1326, il ne laisse à son épouse et à sa fille unique que deux vaches et "un très chétif mobilier", ainsi que plusieurs dettes1327. La veuve doit sans tarder se remarier, et choisit pour époux un charpentier1328 : pendant quinze ans, l'exploitation combine probablement agriculture et artisanat et connaît sans doute une certaine prospérité, puisque le nouveau couple peut faire l'acquisition des deux hectares d'Estebenenea, petite propriété voisine d'Herassoa.
Mais Marie Elissetche, seule héritière de son père, a hâte de conquérir son indépendance. Pendant trois ans, elle travaille pour son compte "soit à filer, soit à la journée"1329. Elle solde ses comptes avec sa mère et son beau-père, qui quittent la maison pour s'installer à Estebenenea, et se marie jeune, à 23 ans. Son époux Raymond Lapeyre se déclare laboureur, et on ne lui connaît pas d'autre activité. Il est peu probable que Marie Elissetche, qui donne naissance à neuf enfants en treize ans, ait encore le loisir de se livrer à d'autres travaux que ceux de l'entretien de sa maisonnée. Cette génération doit vendre des terres et s'endetter. Pour rembourser la dot de sa mère, Marie Elissetche lui cède en 1828 une parcelle de labour. L'année suivante, elle se sépare de 60 ares de terres cultivables au bénéfice d'un voisin, puis de 16 ares de taillis1330. La propriété perd alors ¼ de sa superficie, et dépasse à peine les trois hectares lors de l'établissement du cadastre en 1832. Vingt ans plus tard, le ménage doit encore vendre à l'instituteur du village une partie de ses labours et de son bois1331. Il ne lui reste plus que 2,5 hectares en propriété, et pour nourrir sa nombreuse famille Raymond Lapeyre doit prendre des parcelles en métayage1332.
La situation est particulièrement critique quand, au bout d'une quinzaine d'années de mariage, la famille compte une douzaine de membres. Les enfants sont mis à contribution. Certains disparaissent momentanément, sans doute placés comme domestiques1333. Martin, troisième fils, s'engage comme mousse et reste quelques années dans la marine1334. A peine âgés de dix ans, les plus jeunes passent la frontière avec des ballots de marchandises. En 1850, Samson, surpris par les douaniers alors qu'il transporte vingt kilos de sel et 1,2 kilo de sucre en compagnie de trois autres enfants de son âge, est condamné à quatre jours de prison et 500 francs d'amende. Quatre ans plus tard, c'est sa jeune sœur Marie, la benjamine, qui est prise sur le fait : avec deux autres enfants, dont l'aîné a douze ans, elle fait passer en fraude du sel, du café et du sucre. A son tour, elle est condamnée à une amende de 500 francs, et à un mois et demi de prison. Mais ni les amendes, extrêmement lourdes pour une exploitation dont le revenu annuel était évalué à 218 francs en 1828, ni les peines de prison ne découragent cette contrebande probablement très lucrative, organisée par un réseau de petits propriétaires et de métayers des flancs de la Rhune. Marie est arrêtée à nouveau en 1864, en compagnie de deux autres jeunes femmes chargées de sel et de sardines salées1335. Sans doute est-elle devenue une professionnelle, une de ces "pacotilleuses incorrigibles" dont le commerce alimente en denrées de contrebande le village et ses alentours.
Il n'est pas impossible que les aînés des garçons se soient faits quant à eux les porteurs de l'entrepreneur Jean Leholaberry qui se livre à la même époque, à une tout autre échelle, à l'importation du tabac. Mais à la différence des pacotilleurs, ces contrebandiers très organisés ne se laissent jamais prendre. Aux jeunes gens aventureux s'offrent aussi d'autres possibilités. Jamais Montevideo et Buenos Aires n'ont attiré davantage d'émigrants qu'en ce début des années 1850 et, parmi bien d'autres, Bernard et André Lapeyre s'embarquent pour l'Amérique. Tandis que Bernard se fixe en Argentine, où il se déclare négociant1336, André prépare son retour.
Grâce aux revenus de l'émigration, cette génération connaît un relatif retour de prospérité, mais au prix de la mésentente familiale et du déclassement des cadets. André Lapeyre envoie de l'argent à son père : 1 000 francs pour contribuer aux besoins du ménage et libérer la maison de deux dettes hypothécaires1337, puis 700 francs pour acheter une pièce de terre que Raymond Lapeyre paie "en espèces des deniers de son fils", alors "rentier" à Montevideo1338. A son retour en 1872, après un séjour de vingt ans en Amérique, André ne rapporte certes pas la fortune, mais 3 000 francs d'économies qui lui permettent de se marier1339. Il choisit pour épouse Françoise Arruartena, fille de journalier et compagne de contrebande de sa sœur Marie. Grâce à un premier mariage avec un vieux célibataire de cinquante ans son aîné, dont elle a eu deux enfants, Françoise est devenue propriétaire du petit bien de Bidegaraya voisin d'Herassoa1340. Ont-ils nourri tous deux l'espoir de rassembler un jour les deux petites propriétés ? C'est fort probable puisque, à son retour, André a été désigné comme l'héritier d'Herassoa par ses parents, dont il est le créancier. Mais il n'en prend la succession qu'après dix années de dissensions familiales1341, et après avoir épuisé ses économies à éponger les 4 000 francs de dettes de son épouse1342. Le rachat des droits de ses cohéritiers l'oblige alors à s'endetter pour un montant de 3 000 francs, et à hypothéquer Herassoa1343. Malgré la vente de Bidegaraya en 1888, André Lapeyre doit reprendre à soixante ans le chemin de l'Amérique où il fait à nouveau plusieurs séjours1344.
Aux revenus de l'émigration se substituent à la fin du siècle les revenus de la mer. Tard mariés, André Lapeyre et Françoise Arruartena, n'ont eu que deux filles, qui épousent toutes deux des marins. Lorsqu'en 1901 leur gendre Raymond Chardiet prend la succession de son beau-père à Herassoa, il se déclare certes laboureur, mais poursuit ses activités de marin et n'est rayé des registres qu'en 19171345. A la faveur d'un certain renouveau de la pêche luzienne, une quatrième génération de paysans pluriactifs parvient ainsi jusqu'à la guerre à maintenir un lien toujours précaire à la terre. Toujours grevée de dettes, la maison change de mains après le décès de Françoise Arruartena qui laisse aux enfants de ses deux lits une succession difficile à régler1346. Mais l'exploitation, qui consacre alors à l'élevage laitier l'essentiel de ses trois hectares, ne disparaît pas pour autant1347.
Voir l'arbre généalogique en annexe (6) : Herassoa, 1806-1914.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15584 et 17559 : accord et vente du 2 mars 1828, acte de notoriété du 28 novembre 1856.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-425 : dossiers personnels des douaniers (1809).
Arch. com. Ascain : procès verbaux des 23, 24, 25 et 31 juillet 1812.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15584 : comptes de tutelle du 2 février 1828.
Arch. com. Ascain : registre des mariages (1815).
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15584 : comptes de tutelle du 2 février 1828.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15584 et 15585 : accord et vente du 2 mars 1828, ventes des 18 novembre 1829 et 24 novembre 1830.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17552 et 17554 : ventes des 21 août 1849 et 11 novembre 1851.
Arch. com. Ascain : état de tous les propriétaires de la commune d'Ascain qui ont éprouvé des pertes par l'effet de l'inondation survenue le 15 août 1850.
Le groupe domestique ne compte jamais plus de neuf personnes. Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement (1841, 1846 et 1851).
Archives de la Marine, bureau de Rochefort, 15-P-3 / 92 : matricules des gens de mer.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 5P-3 et 6 : rapports de la direction des douanes de Bayonne. Inspection d'Ustaritz, 1er trimestre 1851, 3ème trimestre 1854 et 1er trimestre 1865.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15631 : cession de droits du 5 septembre 1882.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15620 : testaments du 24 novembre 1871.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18206 : vente du 4 juin 1869.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15621 : contrat de mariage du 31 décembre 1872.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15610 : donation entre vifs du 25 mai 1861. Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 2 juin 1871.
Son père casse son testament en 1875, lorsque après la mort de son épouse il est contraint de se réfugier chez son fils Martin où il finit ses jours. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15624 : testament du 12 mars 1875.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15621 et 15623 : inventaire du 31 décembre 1872, pouvoir du 2 août 1874, transport du 26 août 1874, et décharge du 6 septembre 1874.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15631 : cession de droits et obligation du 5 septembre 1882.
Arch. com. Ascain : liste nominative de recensement (1891). Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès de Marianne Igusquiaguerre, 13 septembre 1897.
Archives de la Marine, bureau de Rochefort, 15-P-3 / 111 : matricules des gens de mer.
Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 15 mai 1914. Arch. com. Ascain : matrice cadastrale de 1914.
Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1204-W/11 : enquête agricole de 1942. Commune d'Ascain.