Tuttumbaïta (Ascain)1367

Si à Iribarnia comme à Herassoa le choix de la pluriactivité relève de la nécessité, il n'en est pas tout à fait de même pour Tuttumbaïta. Les ressources agricoles de cette exploitation d'une dizaine d'hectares, dont plus de quatre sont cultivés en 1832 et plus de six en 1914, paraissent en effet suffisantes pour les besoins d'un ménage. La propriété compte en outre, à Ascain et dans la commune voisine d'Urrugne, deux micro-exploitations louées à des journaliers1368. Cependant, bien que ses habitants se déclarent uniformément laboureurs, on trouve à plusieurs moments de son existence des traces de pluriactivité.

En 1829 d'abord, lorsque les quatre enfants de Jean Lohiet et Etiennette Harispe atteignent l'âge adulte, leur fils Jean effectue comme la plupart des jeunes gens d'Ascain à cette époque un séjour dans la marine. Pendant trois ans, il y fait un apprentissage d'ouvrier avant de reprendre en 1832 "son état de laboureur"1369. C'est ensuite, ici encore, avec la succession que s'ouvre une nouvelle période de pluriactivité. Etiennette Harispe puis Jean Lohiet disparaissent sans avoir semble-t-il désigné d'héritier. Leur fils Jean prend momentanément la direction de l'exploitation confiée à un métayer tandis que son beau-frère Jean Hapet, à peine marié, part pour Montevideo1370. Il en revient quatre années plus tard avec le pécule nécessaire au dédommagement des cohéritiers. Les deux aînées se sont mariées et ont quitté la commune. Jean Lohiet, qui reçoit les deux micro-exploitations de l'héritage de son père, laisse la succession à son beau-frère et, à son tour, se rend en Amérique1371.

La succession réglée, on ne trouve plus trace de pluriactivité pendant une vingtaine d'années. "Propriétaire peu aisé", voire "gêné" selon les déclarations du maire1372, Jean Hapet doit s'endetter lorsque dix ans après son retour la maisonnée compte cinq enfants en bas âge et doit faire appel à une domestique1373. Il n'est pas impossible qu'il se livre un moment au commerce des bestiaux et baille des troupeaux à cheptel aux métayers dont, de façon tout à fait inhabituelle, il se porte garant à plusieurs reprises1374. Peut-être la maison bénéficie-t-elle encore des revenus de l'émigration quand elle accueille un cousin malade, qui vit de ses rentes depuis son retour de Montevideo1375. Mais comme à la génération précédente c'est en fin de cycle familial que la pluriactivité refait son apparition : comme son oncle, Etienne Hapet commence à 17 ans un apprentissage de charpentier de marine tandis que Thérèse, la benjamine, est placée comme domestique à l'âge de vingt ans1376.

La troisième génération est semble-t-il la seule à pratiquer durablement une activité non agricole. En 1871, après l'échec de la cohabitation avec leur premier gendre et le départ de leur fils Etienne pour l'Amérique, Jean Hapet et Marie Lohiet marient en effet leur fille Marianne à un maçon, Pierre Ibarra, qui prend la succession1377. Pierre Ibarra est toujours recensé comme "laboureur", et rien ne laisse soupçonner que l'exploitation est pluriactive. Mais au mariage de sa fille en 1896, puis lors du conseil de révision en 1898, il se déclare à nouveau maçon. Sans doute pendant une génération l'exploitation a-t-elle vécu des doubles revenus de l'agriculture et des travaux du bâtiment. Cela ne lui a pas permis de se libérer des 3 000 francs de dettes léguées par la génération précédente1378. Du moins la dette n'a-t-elle pas augmenté, malgré la naissance de douze enfants : le groupe domestique compte jusqu'à treize bouches à nourrir en 1886. Et cette génération est parvenue à établir l'un après l'autre presque tous les neuf enfants survivants.

De multiples indices témoignent par ailleurs du dynamisme agricole de l'exploitation. Elle a fait l'acquisition dans les années 1860 de plus de quatre hectares de communaux, puis s'agrandit à la fin du siècle des terres de l'héritage de Jean Lohiet, décédé en Amérique1379. La maison de journaliers est détruite en 1904, ses quatre petites parcelles sont converties en pré, et une dizaine de parcelles change d'affectation entre 1832 et 1914. En 1908 enfin, elle présente ses truies au concours du comice agricole de Saint-Jean-de-Luz où elle obtient un deuxième prix1380.

Aussi la pluriactivité semble-elle échapper ici à une pure logique de la nécessité. La réussite agricole de l'exploitation comme les alliances matrimoniales nouées au tournant du siècle avec plusieurs bonnes maisons de la société locale laissent entrevoir, à une frontière incertaine entre impératif et style de vie, un possible choix. Dans une économie familiale fragile, la pluriactivité des ménages apparaît certes d'abord comme une question de survie. En témoignent ses cycles, qui épousent les rythmes des cycles familiaux. Au moment difficile de la succession, puis en fin de cycle familial quand le groupe domestique devient pléthorique, elle révèle la précarité de l'économie du ménage, mais aussi sa souplesse. Ce modèle de pluriactivité, faite d'expédients successifs parmi lesquels les migrations tiennent une grande place, n'est certes pas celui de la France agro-industrielle, mais relève sans doute des mêmes logiques. Dans la complémentarité fréquente entre travail de la terre et artisanat se devine aussi, en effet, une fidélité à un mode de vie rural associant à la relative indépendance d'une cellule familiale pluriactive une forte insertion dans le tissu social villageois.

Notes
1367.

Voir arbre généalogique en annexe (8) : Tuttumbaïta (1830-1920).

1368.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 247-Q / 9 et 10 : mutations par décès des 15 février 1831 et 16 septembre 1836.

1369.

Archives de la Marine, bureau de Rochefort, 15-P-3 / 62 : matricules des gens de mer.

1370.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15594 et 15596 : transport du 29 décembre 1837 et bail à ferme du 5 avril 1839.

1371.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15593 et 15598 : cessions de droits des 18 août et 13 septembre 1836; procuration du 3 septembre 1841. Arch. com. Ascain : noms des individus qui sont allés aux colonies étrangères.

1372.

Arch. com. Ascain : états des propriétaires de la commune d'Ascain qui ont éprouvé des pertes par l'effet de l'inondation (9 juin 1846, 16 juillet 1849, 4 juillet 1851, 24 mai 1857, 23 septembre 1860, 14 mai 1862, et 9 juillet 1878). Etat des propriétaires qui ont perdu la récolte de vin par l'effet de l'oïdium en 1855.

1373.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17554 : obligation du 25 mars 1851. Arch. com. Ascain : liste nominative de recensement de 1851.

1374.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15609 et 15611 : cautions des 3 février 1860 et 8 janvier 1862.

1375.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15613 : testament du 17 décembre 1864.

1376.

Archives de la Marine, bureau de Rochefort, 15-P-3 / 90 : matricules des gens de mer. Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 20 avril 1888. Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement.

1377.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15619 : renonciation et bail à ferme du 16 janvier 1870. 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement. Arch. com. Ascain : registre des mariages (1871) et listes nominatives de recensement.

1378.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15619 et 15638 : obligations des 11 janvier 1870 et 31 juillet 1889.

1379.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15642 : vente du 3 février 1893. Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 17 mars 1893.

1380.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 7M-20 : comice agricole de Saint-Jean-de-Luz. Concours de 1908.