Les marins de Mendisca (Ascain)1381

Marsans Chardiet, fondateur de la petite exploitation de Mendisca, est issu d'une de ces dynasties de marins fortement enracinées à Ascain1382. Fils d'un capitaine de navire, il s'est engagé à son tour dans la marine dès l'âge de quinze ans, en 1818 : mousse, novice, apprenti puis ouvrier-charpentier, il y fait carrière comme ses deux frères1383. Mais les revenus de la mer déclinent avec la pêche hauturière et, autour de 1830, cette génération se tourne de plus en plus vers la terre.

En 1828, Marsans vend ses droits sur la maison paternelle et son petit jardin à son frère aîné, qui agrandit la minuscule propriété de quelques parcelles puis d'une métairie1384. Avec les 400 francs de la vente, il achète aux descendants d'un ancien corsaire Mendisca, son jardin, ses droits et ses arbres sur un terrain communal, ainsi que "le droit ou la place qui peut appartenir à ladite maison dans l'église dudit Ascain"1385. Il acquiert ainsi le statut de propriétaire foncier, et devient aussi exploitant grâce à l'achat de trois parcelles de pré, de labour et de bois, pour lequel il emprunte 400 francs à un rentier du voisinage1386.

Lorsqu'il disparaît en mer au retour d'une expédition à Saint-Pierre-et-Miquelon en 1847, Marsans Chardiet laisse à sa veuve et à ses six fils encore mineurs une propriété de 1,4 hectare, presque entièrement cultivée. A cette date, ses deux aînés se sont déjà engagés dans la marine, où l'un est mousse et l'autre novice1387. Quatre ans plus tard, en 1851, le groupe domestique composé de la mère et de ses six enfants combine plusieurs activités. La veuve est recensée comme propriétaire et cultivatrice. L'aîné de ses fils se déclare marin au cabotage et le deuxième, qui vient de renoncer à la marine, tailleur de pierre. Dès qu'ils atteignent l'âge requis, entre douze et quatorze ans, les cadets suivent à leur tour les traces de leur père et pendant une quinzaine d'années la maison compte toujours un ou deux marins1388.

Mais cette génération ne trouve plus dans la mer que des revenus précaires, et poursuit la reconversion amorcée autour de 1830. Seul l'aîné Martin perpétue la tradition familiale. Timonier, blessé à Sébastopol en 1854, il apporte pendant dix ans ses revenus de marin à l'exploitation avant de quitter la maison pour poursuivre sa carrière de sous-officier, lorsque ses jeunes frères sont tous parvenus à l'âge de s'engager à leur tour. Mais ses cadets ne font dans la marine qu'un séjour de quelques années, pour se convertir ensuite au métier de maçon ou se fixer en Amérique1389.

La maison se vide peu à peu de ses enfants. En 1861, Dominica Elissalde n'y est plus recensée qu'avec ses deux derniers fils. Bernard, qui se déclare journalier, se marie en 1864. Pierre abandonne la marine en 1863 et se trouve en Amérique en 1865, lorsqu'il est convoqué devant le conseil de révision1390. C'est alors Martin, dit Cadet, qui prend la succession. Il a été marin, puis maçon à Terre-Neuve, et revient à Mendisca après une absence d'une dizaine d'années accompagné d'une épouse et de sept enfants. La propriété, restée indivise depuis la mort de son père, ne s'est agrandie que de deux parcelles de communaux achetées par sa mère.

Mais Cadet est aussi maçon et se déclare tantôt carrier, tailleur de pierres ou maçon, tantôt laboureur1391. Très vite, à la double activité du père s'ajoute le travail des enfants de cette génération extrêmement prolifique : le groupe domestique atteint en 1876 un maximum de treize personnes. Placé comme domestique chez un exploitant de la commune dès 1872, l'aîné demande son passeport en 1875 et tente à l'âge de dix-huit ans l'aventure de l'émigration. Il est bientôt suivi par deux de ses frères qui, en 1879, se rendent à La Havane où ont fait souche nombre de marins d'Ascain1392. Les deux filles aînées sont placées comme servantes, l'une dans une maison bourgeoise d'Ascain puis à Saint-Jean-de-Luz, l'autre à l'auberge de son oncle Jean Chardiet qui s'est converti au tourisme : maçon et laboureur, il est aussi le premier hôtelier d'Ascain1393. Les trois suivantes, ordinairement "sans profession", sont toutes recensées comme blanchisseuses en 1881 : sans doute, comme beaucoup de femmes d'Ascain, ont-elles exercé cette activité pendant une dizaine d'années, jusqu'à leur mariage ou leur départ de la maison. Les plus jeunes enfants aussi sont mis à contribution : à onze ans, Raymond et Saint-Martin ramassent du bois en hiver, participent aux travaux agricoles en été, et ne fréquentent plus qu'irrégulièrement l'école1394.

Pendant près de trente ans, la pluriactivité du ménage s'est ainsi recomposée autour des métiers du bâtiment, des activités liées au tourisme, des migrations et de la domesticité des femmes. L'exploitation pourtant bénéficie encore des ressources de la mer, par l'intermédiaire du frère aîné de Cadet Chardiet qui vit à Ciboure de sa retraite de marin. C'est en effet ce dernier qui, trente ans après avoir quitté la maison, évite le partage en indemnisant deux de ses frères exclus de la succession1395. A la fin du siècle enfin, à la faveur de la renaissance de la pêche luzienne, la maison compte à nouveau deux marins : Martin, revenu d'un séjour de dix ans en Amérique, ainsi que son jeune frère Raymond prennent la mer en 1889, renouant avec la tradition familiale1396.

La petite exploitation pluriactive pourtant vit ses derniers jours. Des onze enfants survivants, sept ont quitté la commune, pour se reclasser dans les métiers du commerce et des services, en ville ou en Amérique1397. Ceux qui restent à la terre quittent aussi la maison après le décès des parents pour s'installer dans des exploitations plus grandes, et seul Martin y finit ses jours célibataire. A la même époque s'éteignent aussi dans le célibat les deux autres lignées de Chardiet issues des marins du début du siècle1398. Mais entre les investissements fonciers des derniers marins et la vente de Mendisca au lendemain de la guerre1399, en une longue transition de près d'un siècle, trois générations pluriactives se sont attachées à maintenir leurs liens à la terre et au village, où les Chardiet comptèrent dans le dernier tiers du siècle un conseiller municipal et un adjoint au maire1400.

Notes
1381.

Voir arbre généalogique en annexe (9) : Mendisca, 1829-1906.

1382.

Voir aussi Milorbaïta et Urritxaga (chapitre 2) et Ansorloa (chapitre 4).

1383.

Archives de la Marine, bureau de Rochefort, 15-P-3 / 77 : matricules des gens de mer.

1384.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15584 et 17573 : ventes des 2 janvier et 29 octobre 1828; inventaire du 18 juin 1873.

1385.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15585 : vente du 14 septembre 1829.

1386.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15585, 15586 et 17552 : ventes des 18 novembre 1829 et 24 novembre 1830; inventaire du 25 juillet 1849.

1387.

Archives de la Marine, bureau de Rochefort, 15-P-3 / 78 et 79 : matricules des gens de mer.

1388.

Archives de la Marine, bureau de Rochefort, 15-P-3 / 78, 79, 85 et 92 : matricules des gens de mer.

1389.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 23 septembre 1873.

1390.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement.

1391.

Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement (1866-1896); liste électorale de 1871.

1392.

Arch. com. Ascain : passeports à Buenos Ayres (1873-1890). Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement.

1393.

Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement. Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 16 mai 1878. Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17585 : inventaire de "la maison dite Hôtel de la Rhune", établi le 6 septembre 1890 sur la requête de Marie Larregain, veuve Chardiet.

1394.

Arch. com. Ascain : extraits des registres d'appel des écoles publiques. Nombre d'élèves de 6 à 13 ans ayant manqué l'école au moins quatre fois une demi-journée (1883-1898).

1395.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17583 et 18218 : ventes des 6 janvier 1885 et 5 mars 1886.

1396.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement. Archives de la Marine, bureau de Rochefort, 15-P-3 / 111 : matricules des gens de mer.

1397.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 11 juillet 1908.

1398.

Archives de l'enregistrement. Bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutations par décès des 17 août 1904, 3 février 1905, 24 décembre 1910 et 14 août 1912.

1399.

Arch. com. Ascain : matrice cadastrale.

1400.

Le chocolatier Marcel Chardiet, neveu de Marsans Chardiet, est conseiller municipal de 1864 à 1896, et adjoint à deux reprises. Son cousin Jean, fils de Marsans Chardiet, maçon et hôtelier, est également élu conseiller municipal en 1870.