Les aubergistes d'Irigoinia (Hélette)1419

De l'autre côté de la place du village, l'aisance des aubergistes d'Irigoinia est plus grande encore. Leur fortune foncière, leur vaste réseau d'alliances, les fonctions municipales qu'ils occupent tour à tour les placent au sommet de la hiérarchie villageoise. Qu'ils se déclarent, de manière semble-t-il aléatoire, propriétaires, laboureurs, ou aubergistes, ces petits notables de village sont eux aussi des exploitants pluriactifs1420.

Irigoinia dispose jusqu'à la fin du siècle, grâce à des alliances matrimoniales plusieurs fois renouvelées, d'un puissant réseau de parenté au sein de l'oligarchie villageoise. Trois cadets de Marie Etcheverry, héritière de la maison en 1814, sont établis dans de "bonnes maisons" de la commune1421. Son époux Jacques Garra est lui-même le cadet d'une famille de grands propriétaires fonciers de Hélette, dont l'héritière était réputée "arriver régulièrement à l'église avant le premier appel pour les offices de dimanches et fêtes, afin de ne se laisser devancer par aucune femme à la procession de la grand'messe"1422. Jacques Garra, qui ne sait ni lire ni écrire, succède à son beau-père au conseil municipal, où il occupe un siège jusqu'à la fin de sa vie. Nommé adjoint en 1828, il est maire de 1852 à 1860. Fait exceptionnel, son gendre Antoine Minjonnet, issu d'une riche famille de Baïgorri et frère d'un conseiller d'arrondissement, l'a précédé à la fonction de maire en 1848. A la génération suivante, c'est encore son petit-fils Jean-Pierre Minjonnet qui est élu en 1892 à la tête d'un conseil municipal où siègent un de ses oncles et trois cousins germains de sa mère1423.

Jacques Garra puis Antoine Minjonnet ont apporté en mariage de confortables dots de 10 000 et 20 000 francs, à la hauteur du statut et de la fortune de la maison1424. Les 38 hectares de la propriété comprennent, outre huit hectares de labours et de prés, plusieurs immeubles de rapport au centre du bourg. Elle s'agrandit en 1841 de deux métairies de l'héritage du comte Stanislas Victor de Girardin, receveur général du département des Deux-Sèvres, grand propriétaire absentéiste et endetté1425. Lorsqu'en 1873 la famille divisée se partage la succession par liquidation judiciaire, la rivalité entre Antoine Minjonnet et son beau-frère Jacques Garra fait monter les enchères à plus de 150 000 francs. Ces "prix extraordinaires" sans rapport, de l'aveu du notaire, avec les revenus des biens vendus, témoignent autant du prestige social attaché à la propriété foncière que de la fortune immobilière des aubergistes d'Irigoinia1426.

Propriétaires fonciers, ils sont aussi exploitants agricoles. L'exploitation principale, cultivée en faire-valoir direct avec l'aide de plusieurs domestiques, est l'une des plus importantes de la commune. Outre son chai et sa cave à bouteilles, la maison a ses greniers, ses fenils, son étable, son aire de battage, sa volière et sa loge à cochons, que se partagent Jacques Garra et son gendre en 18481427. Dans sa cour voisinent une borde adossée au mur de l'auberge et une vasière destinée à l'amendement des terres1428. Sur ses pâtures sont installés une autre borde et une cabane de berger, ainsi qu'une carrière et un four à chaux. La donation qui accompagne l'acte de mariage de Jeanne Garra en 1840 comprend des instruments aratoires, des réserves de grains, deux attelages et un petit troupeau de brebis. Chez Jacques Garra, le notaire inventorie en 1873 un outillage agricole bien fourni, trois attelages de bœufs et de vaches, une jument et quatre porcs, soit un cheptel de près de 4 000 francs et plus de 1 400 francs de récoltes encore en grenier au mois d'avril1429. A la même époque, son gendre Antoine Minjonnet élève des vaches reproductrices et engraisse plusieurs porcs1430.

L'exploitation tire de la vente de ses grains et surtout de son bétail une bonne part de ses revenus1431. Les améliorations apportées au domaine, comme les litiges qui opposent ses propriétaires à leurs voisins, témoignent de l'importance attachée aux activités agricoles. En 1862, c'est Jacques Garra qui fait monter un mur pour défendre l'accès à ses touyas1432. En 1869, c'est Antoine Minjonnet qui entre en conflit avec la municipalité pour avoir à son tour fermé d'un mur le chemin qui dessert ses prairies1433. C'est le même Minjonnet qui agrandit sa bergerie, fait construire un hangar à fumier, crée une pépinière et fait planter 370 arbres1434, puis son fils qui conteste à son oncle et voisin le droit de modifier le tracé du chemin communal qu'il emprunte "pour l'exploitation de plusieurs parcelles de terre"1435.

L'auberge quant à elle paraît fort fréquentée, notamment le soir et les jours de marché. Le 15 novembre 1862, lorsque les gendarmes alertés par le bruit et sans doute la rumeur publique frappent à la porte de "l'auberge d'Irigoin tenue par Minjonnet", les buveurs qui parviennent à s'enfuir par la cour sont encore nombreux malgré l'heure tardive1436. Et les soirées d'été voient se répéter les interventions de la maréchaussée pour faire respecter l'heure de fermeture légale1437. Foires et marchés sont des moments de particulière affluence. A l'auberge on sert du vin rouge et de l'eau de vie, des liqueurs et du cognac1438. En 1834 déjà, les tables et les chaises installées sur le foirail "embarrassent l'emplacement devenu indispensable d'une partie du bétail à cornes qu'on y expose en vente"1439. On y loue aussi des tables aux revendeuses et marchands forains, qui viennent de toute la région étaler au seuil des auberges de la place leurs articles de mercerie, leur vaisselle ou leurs espadrilles1440.

Pourquoi ces propriétaires aisés persistent-ils, jusqu'en plein XXe siècle1441, à tenir auberge? Pourquoi à l'inverse ces aubergistes, ces forgerons prospères, ces marins et ces maçons persistent-ils à acquérir des terres et à les cultiver? C'est que la pluriactivité n'est ni l'apanage des pauvres ni un phénomène transitoire né de la surcharge démographique du premier XIXe siècle. A tous les échelons de la hiérarchie villageoise se combinent durablement agriculture, commerce, et artisanat ou industrie, "composantes d'une économie familiale diversifiée"1442. Si nombre de micro-exploitations pluriactives disparaissent avec les métiers du cuir et des textiles, artisans et commerçants ruraux pérennisent un lien à la terre qui leur assure, plus que des revenus, un statut social. Acheter, à un prix exorbitant, sa place au centre du bourg ou les domaines de la noblesse décadente, produire son blé et son maïs, peut certes apparaître comme un défi à la rationalité économique1443. Mais le "maître de maison" qui possède et cultive sa terre a aussi sa place à l'église, au conseil municipal, et dans la communauté agraire. La survie matérielle du groupe domestique n'est pas le seul enjeu d'une pluriactivité qui s'inscrit dans une logique de maintien au village, voire d'ascension au sein de la société villageoise.

Notes
1419.

Voir arbre généalogique en annexe (11) : Irigoinia, 1814-1914.

1420.

Voir tableau 12 en annexe : Irigoinia, aubergistes et cultivateurs selon les listes nominatives de recensement (1817-1911).

1421.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8873 et 18044 : contrat de mariage du 12 mai 1814 et procès verbal de liquidation du 29 mai 1879.

1422.

Pierre HARISTOY, Les paroisses du Pays basque pendant la période révolutionnaire, tome II, Bayonne, 1899. Ed. Harriet, réédition de 1981, p. 291. Voir aussi Harismendia (chapitre 6) et Chouhiteguia (chapitre 7).

1423.

Arch. com. Hélette : registres des délibérations municipales.

1424.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8873 et 8934 : contrats de mariage des 12 mai 1814 et 23 novembre 1840.

1425.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8935 : vente du 27 mai 1841.

1426.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18044 : procès verbal de liquidation du 29 mai 1879.

1427.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8942 : partage du 22 juin 1848.

1428.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8945 : partage du 24 janvier 1851.

1429.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18075 : inventaire du 8 avril 1873.

1430.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18082 : inventaire du 23 décembre 1879.

1431.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 3U5/560 : procès verbal d'expertise du 28 janvier 1876.

1432.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U12/23 : audiences des 14 mai, 28 mai et 12 juin 1862.

1433.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U12/27 : audience du 14 avril 1869 et transports de justice des 10 juin, 29 juin et 15 juillet 1869. Arch. com. Hélette : délibérations municipales des 31 mai 1869 et 24 avril 1870.

1434.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 3U5/560 : procès verbal d'expertise du 28 janvier 1876.

1435.

Arch. com. Hélette : registres de délibérations municipales. Enquête commodo et incommodo du 9 janvier 1910.

1436.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U12/23 : audience du 3 décembre 1862.

1437.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U12/35 et 36 : procès verbaux des 11 juillet 1885, 28 juin 1886 et 24 août 1886.

1438.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18075 et 18082 : inventaires du 8 avril 1873 et du 23 décembre 1879.

1439.

Arch. com. Hélette : registres de délibérations municipales (1834 et 1837).

1440.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U12/38 et 44 : audiences des 4 mars 1890 et 15 mai 1900.

1441.

Arch. com. Hélette : listes nominatives de recensement (1921-1931).

1442.

Philippe LACOMBE, "La pluriactivité et l'évolution des exploitations agricoles", article cité, p. 50.

1443.

Claude MESLIAND, "La double activité d'hier à aujourd'hui", La pluriactivité dans les familles agricoles, ouvrage cité, pp. 15-24.