Des retours d'hommes et d'argent

Tous n'ont certes pas réussi. André Hirigoyen, recensé à Harguibelea comme laboureur à partir de 1841, finit sa vie en célibataire dans la maison maternelle et ne détient à son décès, pour toute fortune personnelle, qu'une créance de 1 000 francs1455. Son frère Jean, également célibataire, partage sa vie entre Harguibelea et l'Amérique. Rentré définitivement en 1876, il ne laisse en héritage que sa part de la propriété familiale, restée indivise1456.

Dominique Hirigoyen en revanche fait un retour remarqué. A 34 ans, après un séjour d'une dizaine d'années à Buenos Aires, il rapporte plus de 12 000 francs d'économies qui lui permettent d'épouser l'une des plus riches héritières d'Ascain1457. Près de la moitié de cette épargne revient à ses parents : il leur a prêté plus de 5 000 francs, dont il fait don par testament à sa maison natale. Cette aide financière leur permet de régler leurs dettes, mais aussi d'améliorer l'exploitation : l'argent de l'émigration est investi dans la rénovation de la maison, l'achat de deux bœufs, le défrichement d'une parcelle, et le chaulage des terres1458. Il bénéficie également à la petite exploitation de son frère aîné, qui reçoit 2 600 francs, et bien sûr à la propriété de son épouse : la maison, restaurée à grands frais, signifie ostensiblement la réussite du nouveau rentier1459. Le retour de Dominique Hirigoyen contribue ainsi au maintien ou à l'ascension de trois exploitations de sa parenté proche.

L'argent d'Amérique entre à nouveau dans la maison en 1858 grâce au mariage de Marie Hirigoyen. Son époux Jean Etcheberry est le descendant d'une lignée de tisserands d'Ascain, propriétaires d'une micro-exploitation. Mais la profession s'éteint avec son père et ses deux oncles célibataires, dernière génération de tisserands ruraux1460. Jean Etcheberry, qui se déclare également tisserand lors de son mariage, n'a sans doute exercé cette activité que dans sa première jeunesse. A dix-sept ans, il a choisi l'émigration et s'est embarqué pour l'Amérique en compagnie de Saint-Martin Hirigoyen, cadet d'Harguibelea1461. Lorsqu'il rentre au village pour se marier, après une absence d'une quinzaine d'années, il rapporte 10 000 francs d'économies qu'il investit notamment dans le casino de Saint-Jean-de-Luz1462. De sa fortune restée entièrement mobilière, Harguibelea tire pendant trente ans une rente annuelle de 500 francs. Il ne réalise ses créances qu'à la fin de sa vie, pour faire l'acquisition de deux petites exploitations d'Ascain destinées à ses petits-neveux1463. Par testament, il lègue enfin près de la moitié de sa succession à sa maison natale, où son beau-frère douanier a pris la suite des défunts tisserands1464. Outre Harguibelea, trois petites exploitations ont ainsi bénéficié du retour de Jean Etcheberry.

Le dernier à rentrer est Saint-Martin, le plus jeune des quatre frères Hirigoyen. Il a passé près de trente ans en Amérique. A soixante ans, "rentier" et toujours célibataire, il rapporte une petite fortune de plus de 30 000 francs qui lui permet de faire l'achat d'Uhaldea, un des domaines les plus prestigieux de la commune. Sa propriétaire, héritière d'un ci-devant conseiller du roi et lieutenant de la maréchaussée des Lannes, avait au début du siècle des biens à Urrugne, Saint-Jean-de-Luz, Biarritz et Bayonne, et dans l'île de Saint-Domingue1465. Son fils Jean Pagez, qui a reçu en partage ses terres d'Ascain, y vivait de ses rentes, et fut nommé maire de la commune en 1828. Outre Uhaldea, ses deux métairies, sa bergerie et son moulin, il y était propriétaire de cinq maisons de rapport. Depuis le XVIIIe siècle au moins, les maîtres d'Uhaldea étaient aussi les créanciers de nombreuses maisons de la commune, dont Harguibelea1466. Mais par ses "folles dépenses" à Paris où il étudiait la médecine, un fils prodigue a ruiné la maison. Métairies et maisons de rapport ont été vendues en 18501467. A son retour d'Amérique en 1869, Saint-Martin Hirigoyen investit toute sa fortune dans l'achat du reste du domaine : la maison de maître de 12 pièces, comportant 16 ouvertures, un second corps de logis destiné aux métayers, trois écuries, un chai, un pressoir, et une vingtaine d'hectares1468. Il y finit ses jours en rentier, et lègue ses biens à ses frères et sœurs1469.

A la fortune foncière, cette génération ajoute ainsi le prestige, mais aussi le pouvoir. Dominique Hirigoyen est élu en 1848 lieutenant de la Garde nationale, puis maire de la commune. Défenseur des usages et des droits collectifs, il est écarté en 1856 au bénéfice d'un grand propriétaire, un notable favorable à la vente des communaux1470. Mais il retrouve son siège de 1867 à 1877, et son beau-frère Jean Etcheverry prend à son tour la direction des affaires municipales de 1883 à 1891. La seconde moitié du siècle est celle des nouveaux rentiers, ces "Américains" qui évincent les élites traditionnelles de leurs propriétés et de leurs fonctions politiques.

Notes
1455.

Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 9 juin 1888.

1456.

Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 12 mars 1894.

1457.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15596 : contrat de mariage du 9 janvier 1839.

1458.

Voir document 14 en annexe : Harguibelea. Composition de la créance de Dominique Hirigoyen.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15595 : obligation du 19 février 1838. Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 7 août 1880.

1459.

Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 7 septembre 1876.

1460.

Arch. com. Ascain : listes nominatives de recensement et matrice cadastrale. Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutations par décès des 16 septembre 1864, 29 avril et 19 septembre 1870, et 16 décembre 1873.

1461.

Arch. com. Ascain : noms des individus qui sont allés aux colonies étrangères (sd, vers 1845).

1462.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15638 : quittance du 6 septembre 1889.

1463.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15638 : procès verbal du 12 juillet et vente du 18 novembre 1889.

1464.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15639 : testament du 13 novembre 1890. Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 23 avril 1891.

1465.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 247-Q-7 : mutation par décès du 6 juillet 1814. III-E 15570 : partage du 27 juillet 1815.

1466.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15570 et 17552 : partage du 27 juillet 1815 et inventaire du 25 juillet 1849.

1467.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17757 : liquidation et partage du 17 février 1854. Déclaration sous seing privé de Jean-Baptiste Pagez, datée du 1er août 1841.

1468.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 17552 et 15618 : inventaire du 25 juillet 1849 et vente du 25 septembre 1869.

1469.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15631 : testament olographe du 23 août, notoriété du 24 octobre et délivrance de legs du 11 décembre 1882. Archives de l'enregistrement, bureau de Saint-Jean-de-Luz : mutation par décès du 2 décembre 1882.

1470.

Voir chapitre 5 : Ascain. La vente des communaux.