Conclusion : petite exploitation et pluriactivité

Ce modèle de pluriactivité qui accorde, parmi les multiples voies de survie de la petite exploitation rurale, une place privilégiée aux migrations temporaires s'apparente ainsi davantage aux cas italien ou cantalien1480 qu'au modèle des fermes-ateliers de la France agro-industrielle. Dans un contexte de concentration géographique et technique de l'industrie, à l'échelle nationale et régionale, le travail se raréfie dans des campagnes qui atteignent au milieu du siècle leur maximum démographique. Après le travail du cuir et du lin, les décennies 1860-1870 voient disparaître la métallurgie au bois et décliner les industries de la laine. La sandalerie rurale, longtemps florissante, recule à son tour dans les années 1890 devant la concurrence des industries mécanisées. Cette désindustrialisation rompt un équilibre parfois précaire entre travaux agricoles et artisanat, et s'accompagne de la disparition de nombreuses micro-exploitations. Les descendants des tanneurs de Hélette, souvent installés en Espagne, vendent leurs terres dès le milieu du siècle, bientôt suivis par les tisserands, et les propriétaires commencent à partir de 1860 à démolir les maisonnettes désertées par les journaliers et les fileuses.

La pluriactivité pourtant ne disparaît pas avec les industries rurales, mais se recompose avec souplesse au sein du ménage. On ne trouve plus de fileuses à Iribarnia ou Herassoa dans les années 1860, mais leurs descendants se font rouleurs ou contrebandiers. A Tuttumbaïta et Mendisca, les maçons prennent à la même époque la place des marins. Avec les activités du bâtiment, des transports et des services, le commerce licite ou illicite, et sans doute un travail féminin dont les sources gardent fort peu de traces, les migrations temporaires des jeunes surtout prennent le relais des activités industrielles et maritimes déclinantes : il n'existe quasiment pas une maison où quelques jeunes gens ne se rendent en Amérique, et où des jeunes filles ne soient placées en ville.

Faut-il interpréter cet autre modèle de pluriactivité comme une stratégie, ou comme un "choix du désespoir"1481? Face à la faiblesse structurelle des revenus agricoles, elle relève certes d'une durable nécessité1482. Face aux accidents de parcours qui sont le lot commun, elle peut faire figure d'expédient momentané. C'est alors une pluriactivité du ménage qui épouse les rythmes des cycles familiaux. En début de cycle, pour dédommager les co-héritiers et tenter de se libérer des dettes de la maison, Léon Broussain doit quitter Iribarnia en 1856 pour un séjour de quelques années en Amérique, comme Jean Hapet avait quitté Tuttumbaïta en 1837. En fin de cycle, contrebandiers ou émigrés, servantes ou blanchisseuses, ce sont leurs enfants qui apportent à l'exploitation les revenus d'une pluriactivité multiforme.

Mais lorsque la précarité recule, la survie matérielle du groupe domestique n'est plus que l'un des enjeux d'une pluriactivité souvent choisie, qui relève aussi de logiques sociales de maintien ou d'ascension au sein de la société locale. Au-delà de la nécessité, elle procède largement d'un idéal paysan d'autonomie et de solidarité familiale et villageoise. Le maçon de Tuttumbaïta, propriétaire d'une dizaine d'hectares et agriculteur dynamique, poursuit toute sa vie sa double activité pour installer à la fin du siècle ses nombreux enfants dans une demi-douzaine de propriétés d'Ascain. C'est aussi pour installer au village leurs neuf neveux que les émigrés d'Harguibelea redistribuent à la même époque les propriétés acquises. La résistance de l'exploitation pluriactive familiale, dans l'aisance comme dans la précarité, témoigne d'un refus de la prolétarisation1483 et d'un attachement à un mode de vie rural que partagent le forgeron ou l'aubergiste aisés qui, à Carricaburua ou Irigoinia, continuent à produire leur blé et leur maïs.

Aussi faut-il souligner la valeur heuristique de la notion de pluriactivité, qui jette un éclairage nouveau sur l'histoire des sociétés rurales et la vitalité de la petite exploitation paysanne1484. La combinaison au sein du ménage d'activités diversifiées n'est ni le seul choix du désespoir de la paysannerie pléthorique du premier XIXe siècle, ni la seule invention des entrepreneurs ruraux du second XXe siècle1485, mais une caractéristique durable du monde rural.

Notes
1480.

Rose DUROUX, Les Auvergnats de Castille. Renaissance et mort d'une migration au XIXe siècle, Clermont-Ferrand, Faculté des lettres et sciences humaines de l'Université Blaise Pascal, 1992, 479 p.

1481.

Franco CAZZOLA, "La pluriactivité dans les campagne italiennes : problèmes d'interprétation", article cité.

1482.

Philippe LACOMBE, "La pluriactivité et l'évolution des exploitations agricoles", article cité.

1483.

Voir notamment, dans le contexte très différent des petits centres industriels du Massif Central : Ronald HUBSCHER, "La pluriactivité : un impératif ou un style de vie? L'exemple des paysans-ouvriers du département de la Loire au XIXe siècle", article cité, et Rolande TREMPE, "Du paysan à l'ouvrier. Les mineurs de Carmaux dans la deuxième moitié du XIXe siècle", La pluriactivité dans les familles agricoles, ouvrage cité, pp. 99-114.

1484.

Ronald HUBSCHER, Entre faucilles et marteaux, ouvrage cité, pp. 7-17.

1485.

Pierre MULLER, Alain FAURE, Françoise GERBAUX, Les entrepreneurs ruraux. Agriculteurs, artisans, commerçants, élus locaux, Paris, L'Harmattan, 1989, 189 p