1. La résistance de la petite exploitation

Sans cesse soumise aux menaces de l'incendie ou de l'inondation, mais aussi de la maladie ou des dissensions familiales qui mettent en péril la survie du ménage, presque toujours déficitaire et endettée, la petite exploitation rurale fait preuve d'une capacité de résistance dont témoigne à elle seule sa stabilité numérique. Elle la doit à la force des liens familiaux et des solidarités villageoises autant qu'à la souplesse d'une économie domestique qui en fait une redoutable concurrente pour la grande exploitation, avec laquelle elle rivalise avec succès. Dans une tension permanente entre individualisme et solidarités, égalitarisme paysan et concurrence entre pairs, elle développe des stratégies de reproduction sociale qui lui permettent non seulement de se perpétuer mais de consolider ses positions et d'accéder à la fin du siècle à une stabilité nouvelle.

Sa viabilité économique tient d'abord à sa capacité à assurer au groupe domestique une relative sécurité matérielle. Elle produit le blé et le maïs, le lard et le fromage nécessaires à son alimentation : l'autoconsommation la protège des fluctuations du marché, et lui permet de résister aussi bien aux dernières crises de subsistance des années 1850 qu'à la mévente de la fin du siècle. Elle se replie alors sur les petites productions domestiques, recourt à un crédit largement répandu, et déserte le marché foncier en attendant des jours meilleurs. Dans les bonnes années à l'inverse, elle peut engraisser quelques bœufs, quelques porcs ou quelques volailles supplémentaires et vendre ses surplus agricoles : active sur un marché du bétail qui s'ouvre à partir de 1860, elle parvient alors, même sur de petites superficies, à assurer au ménage un bon niveau de subsistance1486.

Dans la nécessité ou dans l'aisance, l'exploitation par ailleurs combine avec souplesse ressources agricoles et non agricoles : la pluriactivité n'est pas seulement un pis-aller de crise. L'aubergiste et le forgeron aisés qui tiennent boutique sur la place de Hélette1487 associent en permanence leur commerce au travail de la terre, tandis que les exploitations plus précaires vendent aux rythmes des cycles familiaux et de la conjoncture les services d'une main-d'œuvre familiale en surnombre. Les marins d'Ascain se font maçons ou aubergistes lorsque, sous le Second Empire, le tourisme prend le relais des activités maritimes déclinantes1488. Aux tuiliers et charbonniers d'Ainhoa, qui faisaient encore en 1848 quelques saisons en Espagne, succèdent rouleurs et contrebandiers. Et quand disparaissent les industries du lin puis de la laine, les fileuses font place aux blanchisseuses ou aux cuisinières placées dans des familles bourgeoises1489. A la poursuite d'un idéal d'autosuffisance rarement atteint, la petite exploitation n'échappe certes ni à la gêne, ni à la précarité, ni à l'endettement. Elle trouve néanmoins dans une économie domestique souple une garantie d'indépendance et de stabilité.

Plus qu'un simple moyen de subsistance, l'exploitation est le lieu des solidarités familiales et de l'insertion dans la société villageoise. Dans le cadre d'une famille-souche qui s'impose ici comme un impératif durable, les vieux parents y cohabitent jusqu'à la fin de leurs jours avec leurs héritiers, les cadets condamnés au célibat y travaillent aux côtés de leurs aînés, non sans tensions intra et intergénérationnelles et conflits larvés1490. Le fils émigré rembourse les dettes de ses parents, la jeune fille placée en ville leur verse ses économies, la sœur mariée attend plusieurs décennies le paiement de ses droits sans réclamer d'intérêts1491 : la pression sociale est forte, et les solidarités familiales ne cèdent guère qu'à la suite d'un remariage ou d'une mésalliance1492. Refuge des vieux, des veufs et des esseulés, la maison abrite des fratries de célibataires qui y finissent leurs jours dans l'indivision, ou accueille pour prix de leur renoncement à l'héritage l'oncle d'Amérique et la vieille tante qui s'y retire après une vie de domesticité1493. Au sein des réseaux des familles de métayers établies dans des exploitations voisines s'échangent services et métairies1494. La sécurité de l'existence passe aussi par ces solidarités, avec leur contrepartie de sacrifices et de renoncements. Lorsque s'installe à l'inverse la mésentente familiale, ou lorsque s'appauvrissent les réseaux de parenté, la survie du groupe domestique et de l'exploitation est menacée. Le déclassement est inéluctable pour les métayers veufs et dépourvus de successeur, qui finissent leur vie journaliers, entassés dans des maisons de rapport. Et les héritiers qui se disputent la succession, la mère qui avantage sa fille pour la marier à un douanier se condamnent à la ruine et au départ1495.

Si les pratiques collectives reculent avec la privatisation des communaux, la petite exploitation puise aussi sa capacité de résistance dans la protection des réseaux de sociabilité villageoise et des solidarités communautaires. L'harmonie ne règne pas plus entre voisins que le consensus au sein de la famille : les insultes fusent pour une branchée de bois mort et on échange des coups pour un tombereau de marnes. Mais l'entraide est de règle face aux multiples accidents de la vie comme aux moments-clefs des récoltes, des naissances et des décès. Sous forme de dons et contre-dons s'échangent en permanence des services, des biens et de l'argent. Le forgeron démuni d'attelage peut, au moment des labours, emprunter ses bœufs au cultivateur voisin. Même déficitaire et endetté, celui-ci se doit de donner quelques légumes et une part de son maïs aux veuves, aux orphelins, aux plus démunis1496. Chacun a un compte chez l'épicière et le forgeron, et participe aux réseaux informels du crédit villageois1497. La communauté, soucieuse de cohésion sociale, arbitre les litiges entre voisins, entre héritiers, ou entre propriétaires et locataires par l'entremise des médiations de la société d'interconnaissance1498. Et lorsque dans le dernier quart du siècle la montée de l'individualisme agraire menace les droits d'usage et l'accès aux ressources collectives, elle se mobilise pour assurer la défense des exploitants face aux empiètements des particuliers1499.

Famille et communauté exercent aussi un sévère contrôle sur la terre, enjeu capital pour la survie de l'exploitation. Tout est mis en œuvre, au sein de la famille, pour éviter son démantèlement et transmettre la "maison" à un héritier et successeur unique. Ce système à maison n'autorise pas plus la concentration que le morcellement des exploitations : jamais un héritier n'épouse une héritière, et les partages restent exceptionnels. Il confère en outre à la maison, incarnation d'une lignée, une forte dimension symbolique et à l'héritier le devoir moral de tenir son rang et de respecter l'intégrité du patrimoine1500. Ces modalités coutumières de dévolution des biens et des statuts, pourtant inégalitaires et génératrices de conflits, s'adaptent rapidement au Code civil pour se perpétuer jusqu'au XXe siècle grâce à des pratiques souples et de multiples petits arrangements familiaux : confrontée à de nouvelles configurations démographiques et économiques, chaque génération se voit contrainte d'innover, dans les limites d'une logique patrimoniale et résidentielle1501. Quant à la métairie, elle forme comme l'exploitation du petit propriétaire une unité indissociable et se loue ou se vend aussi en bloc : la pratique persistante du métayage apparaît à cet égard comme un corollaire du système à maison1502. Si la part de l'héritage décline à la fin du siècle au profit du marché et de formes plus complexes de circulation des biens au sein de la parenté, ces modalités de transmission de la terre, rarement transgressées, protègent ainsi l'exploitation du risque de démantèlement et contribuent à sa stabilité.

La circulation de la terre est également soumise au contrôle du groupe qui, dans un contexte de vive concurrence, exerce sur le marché foncier une forte contrainte morale. L'exploitant endetté, acculé à vendre son bien, est rarement expulsé. L'acquéreur est tenu de lui assurer le logis et la jouissance viagère d'un jardin et de quelques parcelles, ou de lui louer l'exploitation. Le plus souvent d'ailleurs le voisin qui convoite ses terres doit patienter, et se contenter de prendre une option sur la vente par le biais du crédit1503. Le médecin de Hélette qui accapare les biens de ses débiteurs, en revanche, est mis au ban de la société villageoise, et le notaire de Saint-Jean-de-Luz qui cherche à s'approprier les bonnes terres du Bois d'Ascain se heurte à une fin de non-recevoir1504. Dans un souci d'unité villageoise, le conseil municipal veille au contraire à ce que les exploitants ne soient pas trop lésés lorsqu'il faut se résoudre à vendre les terres collectives. Les régulations communautaires et les solidarités villageoises, avec leur contrepartie de contrôle social, garantissent le droit de chacun à l'existence et participent à ce titre de la résistance de la petite exploitation.

Animés par un esprit d'égalitarisme paysan hostile à une accumulation sans limites, les petits producteurs exercent ainsi une forte pression sur un marché foncier largement confondu avec le marché matrimonial et le marché de l'argent1505. Sans doute la petite exploitation, grâce à ses sources de revenu souples et multiples, son fort investissement en travail et sa faible dépendance des marchés, fait-elle la preuve de sa viabilité économique. Mais sa capacité de résistance relève avant tout d'une logique sociale qui ne laisse guère de place à la grande exploitation. Elle entretient des liens à la terre et au village qui ne sont ni seulement alimentaires, ni seulement sentimentaux, mais tiennent à un idéal d'indépendance et de solidarité. Aux velléités d'individualisme et d'accumulation foncière, elle oppose des régulations morales et communautaires qui interdisent de dépasser le seuil de l'agriculture familiale. Les multiples ressources de la pluriactivité, les solidarités familiales et villageoises autorisent en revanche la survie prolongée d'exploitations en sursis. En témoigne la force d'inertie des nombreuses micro-exploitations qui parviennent, à force d'expédients, à retarder jusqu'aux premières années du XXe siècle une fin annoncée1506. Mais la vitalité de la petite exploitation autorise aussi, dans les limites d'une logique domestique et patrimoniale, des stratégies de mobilité et des dynamiques économiques.

Notes
1486.

Voir notamment le budget d'Etcheederrea et le dossier de concours de Goyty (chapitre 3).

1487.

Chapitre 8 : les forgerons de Carricaburua; les aubergistes d'Irigoinia.

1488.

Chapitre 8 : les marins de Mendisca.

1489.

Voir par exemple Iribarnia (chapitre 8).

1490.

Haranederrea (chapitre 2), Etcheederrea (chapitre 3), Etchegaraya (chapitre 4).

1491.

Etcheederrea (chapitre 3), Chetabebaïta (chapitre 4), Harguibelea (chapitre 8).

1492.

Erraya (chapitre 2), Etchegaraya (chapitre 4), Etchegoyenea (chapitre 7).

1493.

Haranederrea, Ospitalia, Milorbaïta, Urritxagacoborda (chapitre 2); Harguibelea (chapitre 8).

1494.

Urritxagacoborda (chapitre 2), Harismendia (chapitre 6).

1495.

Milorbaïta (chapitre 2), Errecartia (chapitre 3), Etchegaraya (chapitre 4), Etcheverria (chapitre 6).

1496.

Etcheederrea (chapitre 3).

1497.

Errecartia (chapitre 3), Harismendia (chapitre 6).

1498.

Etchegaraya (chapitre 4), Larteguia (chapitre 6), Etchegoyenea (chapitre 7).

1499.

Haranederrea (chapitre 2) et chapitre 7.

1500.

C'est vers cette reproduction de la "maison" que sont tendues les stratégies matrimoniales analysées à maintes reprises par Pierre BOURDIEU (Le bal des célibataires, ouvrage cité). Ces stratégies ne semblent perdre de leur efficacité qu'autour de 1960, quand l'unification du marché matrimonial voue "à une brusque et brutale dévaluation ceux qui avaient partie liée avec le marché protégé des anciens échanges matrimoniaux contrôlés par les familles, les aînés de grande famille, beaux partis soudain convertis en paysans empaysannées … et exclus à tout jamais du droit à la reproduction" (Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d'agir Editions, 2004, pp. 85-86).

1501.

Voir notamment : Ithurburua et Chetabebaïta (chapitre 4).

1502.

Voir chapitre 6, mais aussi Etchegaraya (chapitre 4) et la vente du domaine de Pierre Larre (chapitre 5).

1503.

Ospitalia (chapitre 2), Sansoenea (chapitre 5), Etchegoyenea (chapitre 7).

1504.

Le domaine de Pierre Larre à Hélette (chapitre 5), la vente des communaux à Ascain (chapitre 5).

1505.

Lekheroa et Ansorloa (chapitre 4), Sansoenea (chapitre 5), Herassoa (chapitre 8).

1506.

Lekheroa (chapitre 4), Sansoenea (chapitre 5), Etchegoyenea (chapitre 7).