2. Les dynamiques de la petite exploitation

La survie de l'exploitation en effet est un problème sans cesse renouvelé, qui exige un effort permanent d'adaptation et d'inventivité. Dans le nouveau contexte du XIXe siècle qui lui impose de nouvelles contraintes, mais lui offre aussi de nouvelles chances, sa stabilité n'est acquise qu'au prix de la mobilité des hommes et des terres.

La mobilité des hommes n'est certes pas un phénomène nouveau mais elle revêt à partir de 1830, avec l'émigration massive vers l'Amérique, une ampleur spectaculaire. Les migrations traditionnelles des jeunes et des exclus de l'héritage prenaient souvent, dans cet espace maritime et frontalier, les chemins de l'Espagne ou des Antilles, et quelques "Indiens" avaient dès le XVIIe siècle inscrit leur réussite au fronton de leur maison. L'émigration du XIXe siècle prolonge pour une part ce mouvement ancien : dans une société qui exclut impitoyablement ses non-héritiers, le départ des cadets surnuméraires, seule alternative au déclassement, fait d'abord fonction de soupape de sûreté. Mais elle s'inscrit aussi, pour la petite exploitation, dans le cadre d'une recomposition de la pluriactivité familiale. Le déclin des activités maritimes est consommé dès les années 1830, celui des industries rurales s'accélère à partir de 1848, au moment même où les nouvelles républiques d'Amérique du Sud ouvrent largement leurs frontières aux immigrants. Le séjour en Amérique apparaît alors comme une réponse efficace à une nouvelle conjoncture nationale et internationale. Les jeunes gens vont y amasser quelques économies dans l'espoir de se marier, les petits propriétaires en difficulté dans l'espoir de rembourser leurs dettes.

Tous ne réussissent pas, et la plupart ne reviennent jamais. Mais par l'intermédiaire des réseaux des migrants, qui prolongent les réseaux de solidarité villageois, afflue l'épargne des expatriés. Les fils envoient de l'argent à leurs parents pour restaurer un bâtiment, construire une bergerie ou acquérir une parcelle1507. Des gendres bien dotés libèrent la maison de l'emprise de ses créanciers, dédommagent les cohéritiers, achètent même parfois l'exploitation de leurs beaux-parents1508. Dès le milieu du siècle, les revenus de l'émigration sont devenus une composante essentielle de la pluriactivité des exploitations1509. Cumulés aux ressources occultes d'une active contrebande, ils contribuent à la nouvelle aisance des campagnes. Avec le recul de la précarité se desserre l'emprise des rentiers prêteurs d'argent. Les retours d'hommes et de capitaux nourrissent des dynamiques foncières et productives, et ébranlent les hiérarchies villageoises.

La mobilité des terres s'accélère parallèlement à celle des hommes, sur un marché foncier dont l'activité atteint un sommet entre 1860 et 1890 et ne se ralentit provisoirement qu'avec la mévente de la fin du siècle. Sous la pression d'une forte demande paysanne, alimentée par l'épargne rurale, le prix des terres grimpe avec le volume des transactions. Les exploitants, très actifs sur le marché foncier, sont les grands bénéficiaires d'un triple mouvement de transfert de la propriété. Le premier de ces mouvements, au détriment de la propriété collective des communes et des vallées, est déjà largement amorcé dès le XVIIIe siècle. Dans un contexte de forte croissance démographique, les terres communes sont alors colonisées par les cadets ou grignotées par les vieilles maisons qui étendent leurs emblavures. Hélette et ses voisines de la vallée de l'Arberoue se saisissent dès le début du XIXe siècle des lois révolutionnaires pour procéder au partage. A Ascain en revanche, le mouvement de privatisation des communaux ne prend toute son ampleur que sous la pression de l'Etat, qui mène sous le Second Empire une véritable offensive en faveur de la mise en valeur des terres incultes et pousse à la vente. La propriété paysanne en est la principale bénéficiaire1510 : la vente par petits lots, imposée par la communauté, permet en effet à la plupart des exploitants de faire l'acquisition des terrains dont ils avaient auparavant la jouissance.

Le marché foncier par ailleurs est alimenté à partir des années 1860 par le double désinvestissement des micro-propriétaires et des grands propriétaires rentiers. La lente extinction des familles des marins, des artisans et des journaliers, privées des ressources d'industries rurales déclinantes, ouvre aux petits propriétaires la possibilité de s'agrandir de quelques parcelles1511. A cette offre modeste, mais qui suscite une vive concurrence, s'ajoute l'offre beaucoup plus massive des rentiers. A Hélette, où la propriété nobiliaire a quasiment disparu dès le milieu du siècle, les propriétés bourgeoises se défont à leur tour à l'occasion de ventes successorales1512. La propriété citadine se maintient mieux à Ascain, à proximité des centres urbains de la côte1513, mais les grands domaines fonciers s'y effritent lentement aussi1514. Cet effacement des bourgeois de la terre et des grands propriétaires absentéistes, leur désinvestissement parfois brutal, ouvrent aux exclus de la succession et à une frange favorisée de métayers un possible accès à la propriété1515. Paradoxe de l'ère du capitalisme triomphant, les capitaux se détournent de l'investissement foncier et désertent l'agriculture, laissant le champ libre à la petite production familiale.

Cet enracinement d'une paysannerie qui consacre aux investissements fonciers l'essentiel de son épargne, invariablement dénoncé par les tenants d'une agriculture industrielle comme un frein à l'innovation et un défi à la rationalité économique1516, s'accompagne d'une dynamique collective de modernisation agricole. Certes, la petite exploitation ne s'engage que prudemment dans la voie de la mécanisation. Les charrues de fabrication industrielle et les machines perfectionnées qui font leur apparition à partir de 1860 restent au début du XXe siècle le privilège de quelques gros exploitants1517. Pour le petit producteur qui ne cultive que quelques hectares et utilise exclusivement une main-d'œuvre familiale gratuite, ces coûteuses innovations constituent longtemps un luxe inutile. Seule la batteuse à vapeur, achetée en commun ou louée à des entrepreneurs, s'est largement introduite dans les campagnes à la fin du siècle. L'outillage évolue pourtant, grâce aux nombreuses petites innovations dues aux forgerons de village dont l'activité atteint alors son apogée1518. La productivité du travail augmente : en attestent aussi bien la quasi-disparition des journaliers que les regroupements de métairies auxquels procèdent les propriétaires dans le dernier quart du siècle1519.

Les rendements en céréales aussi progressent sensiblement. Le desserrement démographique et le mouvement de concentration foncière qui l'accompagne autorisent en effet le recul des emblavures sur les terres les plus pauvres. Les labours, repliés sur les riches terres des vallons et remembrés, reçoivent des fumures plus abondantes tandis que, sur les hauteurs, les confins infertiles abandonnés par les journaliers sont mis en herbe1520. Loin d'être stérile, l'investissement foncier ouvre ainsi la voie à une nouvelle utilisation de l'espace agricole et à un début de spécialisation, essentiellement orienté vers l'élevage. Les exploitations consacrent une part croissante de leur activité à l'engraissement des bœufs, des porcs et des volailles destinés à un marché qui s'élargit à partir de 1860, quand s'ouvrent les voies de chemin de fer. Elles étendent leur surface en herbe, irriguent leurs prés, et introduisent le trèfle et la luzerne dans leurs assolements1521. Elles développent pour l'alimentation des bestiaux leur production de maïs, céréale du pauvre, qui recule devant le froment dans la consommation humaine. Elles augmentent leur cheptel bovin au détriment d'un cheptel ovin peu spécialisé, qui décline jusqu'à ce que l'installation des usines Roquefort vienne au début du XXe siècle lui insuffler un nouvel élan. A proximité de la côte, l'essor touristique et l'urbanisation suscitent des spécialisations laitières et maraîchères, dans des exploitations parfois minuscules1522.

Dans le cadre de la petite production familiale émergent ainsi des exploitations dynamiques, dont les encouragements de l'Etat viennent à la fin du siècle consacrer la réussite. Soutenues par un effort collectif d'équipement et de multiples formes de solidarité et de coopération, qui n'excluent pas d'âpres rivalités, elles s'ouvrent aux marchés et infléchissent une polyculture essentiellement vivrière vers des productions spéculatives. Elles font la preuve de la capacité de la petite exploitation à s'insérer dans la croissance générale, et s'imposent comme agents du développement rural.

Notes
1507.

Herassoa, Harguibelea (chapitre 8).

1508.

Lekheroa (chapitre 4), Sansoenea (chapitre 5), Etcheverria, Larteguia (chapitre 6).

1509.

Ospitalia (chapitre 2), Ithurburua (chapitre 4), Iribarnia, Tuttumbaïta (chapitre 8).

1510.

Haranederrea (chapitre 2), Etchegaraya (chapitre 4), Marihaurrenea, Hiriburua (chapitre 5).

1511.

Ithurburua, Lekheroa (chapitre 4), Sansoenea (chapitre 5), Chouhiteguia, Etchegoyenea (chapitre 7).

1512.

Erraya (chapitre 2), le domaine de Pierre Larre (chapitre 5), Irigoinia (chapitre 8).

1513.

Milorbaïta (chapitre 2), Hiriburua (chapitre 5), Ingoytia (chapitre 6).

1514.

Le domaine de Vignemont (chapitre 6), Harguibelea (chapitre 8).

1515.

Voir notamment la vente du domaine de Pierre Larre (chapitre 5).

1516.

Gabriel DESERT, Apogée et crise de la civilisation paysanne de 1789 à 1914, tome III de Georges DUBY et Armand WALLON (dir) Histoire de la France rurale, ouvrage cité.

1517.

Goyty (chapitre 3), portrait de groupe avec machines (chapitre 7).

1518.

Erraya (chapitre 2), Harismendia (chapitre 6), portrait de groupe avec bœufs (chapitre 7), Carricaburua (chapitre 8).

1519.

Haranederrea (chapitre 2), Vignemont et Ingoytia (chapitre 6), Chouhiteguia (chapitre 7).

1520.

Voir notamment Chouhiteguia (chapitre 7).

1521.

Le quartier de Chistela, Etchegoyenea (chapitre 7).

1522.

Portrait de groupe avec poules (chapitre 7).