3. Une société rurale en mutation

Ces exploitants dynamiques ont conquis à la fin du siècle une position dominante au sein d'une société villageoise qui élimine aussi bien ses pauvres que ses anciennes élites. Dans ce monde rural en mutation, traversé de mouvements contradictoires de déclin et d'ascension, c'est en leur faveur que se redistribue la hiérarchie des places, des fortunes et des pouvoirs, non sans vives tensions parfois.

La société rurale d'une part se vide de ses pauvres. Les nombreux journaliers recensés en 1852 ont quasiment disparu en 1892, victimes du déclin des industries rurales puis des progrès de la productivité. Privés eux aussi de ressources par l'ouverture des marchés et la concentration industrielle, les artisans du cuir, du textile puis de la chaussure ont cessé leur activité à la fin du siècle. Seuls les moins précaires parviennent à s'insérer dans le mouvement général d'ascension de la propriété paysanne et de la petite exploitation, et à se maintenir sur place1523. Avec eux disparaît une grande partie des micro-exploitations qui composaient le tissu rural du premier XIXe siècle. Leur élimination ne passe ni par une expropriation brutale ni par un exode massif : ils épuisent toutes les ressources de la pluriactivité, du crédit et des arrangements familiaux avant de s'éteindre peu à peu, souvent dans le célibat. Leurs héritiers ont quitté le village pour se reclasser ailleurs, et vendent leurs terres : ils ont ouvert des tanneries en Espagne ou sont allés s'embaucher dans les cordonneries d'Hasparren, ils sont boulanger à Biarritz ou cocher à Saint-Jean-de-Luz, ouvrier à Montevideo ou cultivateur dans la Pampa, beaucoup sont entrés dans les douanes et d'autres en religion. C'est très progressivement, en un long mouvement de concentration qui s'étale sur plus d'un demi-siècle, que leurs jardins et leurs petites parcelles de labours viennent agrandir les exploitations voisines et que sont démolies les maisons des journaliers1524.

A l'autre extrême des hiérarchies sociales d'autre part, les anciennes élites désertent les villages. La domination économique et politique des bourgeois de la terre, rentiers, notaires ou médecins, tous propriétaires fonciers et prêteurs d'argent, décline à partir des années 1840. Avec une partie de l'oligarchie paysanne1525, ils s'effacent peu à peu de la société villageoise. Leur pouvoir politique est fortement ébranlé par l'élargissement du corps électoral dès la Monarchie de Juillet, puis en 1848; après 1876, ils sont éliminés des conseils municipaux1526. Le pouvoir financier qu'ils exerçaient par le biais du crédit est mis à mal aussi : lorsque l'argent des émigrés circule dans les campagnes, la plupart des exploitants parviennent à se libérer de leur emprise. Leur assise foncière enfin s'effrite : après 1850, ils vendent plus qu'ils n'achètent. Certains déclinent sur place, et dilapident leur patrimoine peu à peu partagé et vendu1527. Mais la plupart se détournent du monde rural. Ils abandonnent une existence semi paysanne pour la vie citadine, l'investissement foncier pour l'investissement mobilier désormais plus rémunérateur, et choisissent pour leurs enfants les professions libérales ou les carrières de la fonction publique. Les élites se déruralisent, et les maisons de maîtres n'abritent plus à la fin du siècle que des familles de métayers.

La société villageoise se recompose autour de petits exploitants dont l'ascension politique consacre l'ascension économique. A partir de 1848 accèdent au pouvoir municipal les maisons qui ont su tirer parti des nouvelles dynamiques foncières et productives. La composition des conseils municipaux à la fin du siècle, et plus encore le recrutement des maires et des adjoints désormais élus, révèlent les mutations de la société rurale. Y voisinent des émigrés rassembleurs de terres, des exploitants primés aux concours agricoles, des aubergistes et entrepreneurs de contrebande1528. Ils y ont rejoint une fraction paysanisée des anciennes élites, tels le vétérinaire de Hélette, le fils et le petit neveu du notaire, qui s'associent pour acheter une batteuse et nouent des alliances matrimoniales avec des familles paysannes1529. Au sommet de la hiérarchie, la fusion est amorcée avec une nouvelle élite de la propriété foncière. La grande propriété foncière qui se défait d'un côté se reconstitue en effet de l'autre, entre les mains de quelques exploitants enrichis qui pratiquent à la fois le métayage et le faire-valoir direct dans un cadre familial. Ces derniers se sont imposés à partir des années 1870 comme les défenseurs de l'unité paysanne, au prix de tensions qui prennent à Ascain l'allure d'un affrontement entre deux clans. Contre les usurpateurs qui mettent en cause les usages communautaires, puis autour d'une caisse rurale d'inspiration chrétienne, ces agrariens parviennent à rassembler derrière eux les petits exploitants1530.

La relative ascension des exploitants toutefois connaît une double limite. La carrière des honneurs et du pouvoir d'une part s'arrête pour eux aux frontières du village : on ne les voit siéger ni aux comices cantonaux ni à la direction des syndicats agricoles ni au conseil général, où Hélette comme Ascain sont encore représentées à la fin du siècle par des ci-devant nobles. Les très nombreux métayers d'autre part sont toujours exclus de la propriété foncière comme du pouvoir municipal. Les métayers misérables et instables du milieu du siècle se sont certes enracinés et intégrés dans la société villageoise. Généralement propriétaires de leur cheptel, ils développent les petites productions du jardin et de la basse-cour qui échappent au partage, et peuvent espérer transmettre leur bail à leurs enfants. Ils sont nombreux à participer à la caisse rurale, et beaucoup sont primés aux concours des comices agricoles1531. Mais si la précarité recule, le statut du métayer reste un statut de subordination, parfois proche de la domesticité. Les plus favorisés d'entre eux ont pu, à la faveur de la redistribution des terres, accéder à la propriété : de vastes fronts de parenté, soudés par des solidarités familiales et de voisinage, ont accaparé des quartiers entiers sur les hauteurs peu fertiles1532. Mais l'ascension politique ne vient pas encore sanctionner leur ascension économique : la reconnaissance sociale réclame les efforts de plusieurs générations. Si les frontières se sont déplacées au sein du monde des propriétaires, cette société d'idéal égalitaire reste fortement hiérarchisée : la propriété foncière et l'ancienneté dans les statuts y dessinent des clivages persistants.

Notes
1523.

Erraya (chapitre 2), Ansorloa, Lekheroa (chapitre 4), Marihaurrenea (chapitre 5).

1524.

Erraya, Milorbaïta (chapitre 2), Lekheroa (chapitre 4), Sansoenea (chapitre 5), Ingoytia (chapitre 6), Chouhiteguia, Etchegoyenea (chapitre 7).

1525.

Errecartia (chapitre 3), Etcheverria (chapitre 6).

1526.

Archives communales (Ascain et Hélette) : registres des délibérations municipales.

1527.

Voir par exemple Harguibelea (chapitre 8).

1528.

Sansoenea (chapitre 5), Chouhiteguia, Etchegoyenea (chapitre 7), Irigoinia, Harguibelea (chapitre 8).

1529.

Larria (chapitre 5), Chistela, Etchegoyenea (chapitre 7).

1530.

Voir notamment Haranederrea (chapitre 2) et portrait de groupe avec poules (chapitre 7).

1531.

Goyty (chapitre 3), le domaine de Vignemont, Ingoytia, Harismendia (chapitre 6), portrait de groupe avec poules (chapitre 7).

1532.

Urritxagacoborda (chapitre 2), le domaine de Pierre Larre (chapitre 5).