INTRODUCTION GENERALE

Au lendemain du sommet de La Baule, la France, comme l’ensemble des pays occidentaux, va imposer la démocratie comme la condition incontournable de son aide au développement des pays du continent africain. La marche vers l’établissement des institutions démocratiques est alors engagée par les pays du sud. Démocratiser, c'est organiser des élections libres et transparentes, permettre aux populations de choisir, librement, le candidat qui doit présider aux destinées de leur nation. Mais aussi et surtout rendre possible l’émergence d’un authentique espace public.

Un des indicateurs de la démocratie résidant dans la pluralité et l'indépendance des médias, pour une information objective et plurielle, la liberté d'expression s'impose alors comme un passage obligatoire. C'est ainsi que va naître, dans tous ces pays, une presse privée dite indépendante.

A côté du journal d'information générale, qui occupe la place de roi, aujourd'hui, une reine, est-on tenté d’ironiser, rôde dans les alentours du pouvoir politique qui devra faire les frais de ses accusations : la satire. C'est elle qui fait l'objet de la présente recherche.

La presse satirique tient aujourd'hui une place importante dans l'environnement médiatique africain. Réfléchir sur ce genre vient du désir que nous avions éprouvé, il y a quelques années, de comprendre son fonctionnement dans cet environnement austère que sont les régimes de gouvernement africains 1 . Ce n'est pas un scoop de dire que l'Afrique ne connaît encore que des "démocraties bananières"; des pseudo-démocraties où le journalisme souffre encore de fortes blessures, payant un lourd et (parfois) sanglant tribu au pouvoir politique. Le cas de Norbert Zongo, au Burkina Faso, en fut une macabre illustration. Ce journaliste, Directeur de l’hebdomadaire «  L’Indépendant  » assassiné en décembre 1998 alors qu’il menait une enquête sur le frère du Président Blaise Compaoré 2 .

Pourtant cette presse (nous entendons la satire), peut s'enorgueillir, avec sa verve critique et sa dose humoristique, d’une bonne audience en "mettant les pieds" dans tout plat (politique surtout) gonflé d'un trop-plein de sérieux et de suffisance. C’est sûrement grâce à de cette impétuosité qu’elle rencontre le succès qu’elle connaît dans les pays africains. Pour mieux comprendre cette large audience qui lui est reconnue, nous pensons qu’il est nécessaire de poser la question de son fonctionnement discursif.

Ainsi, notre questionnement est-il le suivant: Quel type de discours et de médiation la presse satirique élabore-t-elle en Afrique de l'ouest, pour ne pas dire en Afrique, tout court? En d'autres termes, quelles règles sous-tendent la construction de son discours linguistique et iconique ? Comment se situe-t-elle dans son environnement politique et culturel?

Tout choix, on le sait, est politique. Mais le choix de la satire l'est de façon encore plus manifeste. Le journal satirique serait alors, selon nous, un discours politique et une forme de médiation culturelle de nature à construire une identité particulière.

Pour répondre clairement à notre questionnement, quelques hypothèses devront nous guider, afin de mieux saisir les fonctions de cette presse en Afrique. Mais avant, puisque nous nous intéressons, fondamentalement, à la rhétorique particulière qui fonde son discours, nous examinerons, tout d’abord, la question affirmée et régulièrement revendiquée de son indépendance. Le choix du genre discursif de la satire oblige de la part de l’énonciateur la construction d’une indépendance claire pour pouvoir exercer ses critiques. Il est certain que le discours satirique ne peut se fonder sans cette exigence primaire, surtout lorsque ce discours constitue le pouvoir comme la principale cible de ses attaques.

C’est pourquoi, suivant sa logique originelle et fondatrice de dénonciation des tares de la société, nous pensons que la presse satirique africaine est un discours politique qui formule une critique systématique du pouvoir en place, le plus souvent, de la personne du président et des institutions de la République. Par exemple, elle se présente comme une arme redoutable contre les politiques corrompues, népotistes, ethnocentristes et régionaliste des démocraties africaines. Cette incompréhension des principes fondateurs de la démocratie de la part des politiciens locaux (même si l’histoire semble plus complexe que cela, comme nous le verrons) provoque une vague déferlante de critiques et d’ironie.

C'est donc une presse d'opposition qui "fusille" tout ce qui surgit sur son chemin, en particulier lorsque les écarts de comportement viennent des personnes du pouvoir. C’est pourquoi, nous pensons qu’il serait pertinent d'établir, dans le cas du Lynx , par exemple, (la période choisie le permet plus clairement) une comparaison entre le traitement consacré par cette presse aux gouvernants et celui qu’elle réserve aux opposants.

Si nous postulons que le discours satirique est, au préalable, un discours politique, nous admettrons que le politique est une somme d’actes engagés dans une société, par conséquent, il s’agit de faits qui s'ancrent dans une aire culturelle. Le pouvoir politique institue une organisation de la société qui participe de fait d’une institution culturelle. L'Afrique est, traditionnellement, nous le savons, une société de mémoire orale, une civilisation et une culture de l'oralité. L’écriture, malgré son existence avant la colonisation (qui renie cet outil au continent, comme nous le constaterons, pour des raisons idéologiques) semble se construire dans la double articulation de l’alphabet latin et de l’oralité. La presse satirique n'a donc eu qu'à intégrer cette dimension propre à cet espace socioculturel qui allait faire sa richesse et surtout sa particularité. C'est donc une presse qui se situe entre oralité et écriture. Pour reprendre un néologisme banal sous ces cieux, nous dirons que c'est une presse de "l'écriture orale" si ce n’est tout simplement de « l’oraliture » 3 .

Enfin, la dernière partie de la thèse, posant, définitivement la question de l’identité (à la fois des journaux et de son lectorat), recouvre la prise en compte effective de l'environnement culturel de notre objet, point de départ et motivation première de cette recherche: la presse satirique en Afrique est alors une médiation culturelle qui construit une identité. Sur la base de la critique, parfois dure et toujours humoristique, qu'elle porte sur les institutions et les acteurs politiques, la presse satirique construit une identité politique que n'importe quel de ses lecteurs peut s'approprier (formation de l'opinion, ou plutôt d’une opinion 4 ), mais qui, en revanche, ne saurait s'adresser à n'importe quel lecteur.

La presse satirique africaine construit, sur une base conflictuelle, un espace de communication engagé, qui ne saurait, par conséquent, être consensuel. L’identité qui est en résulte est, bien évidemment, la somme d’un contrat, d’une fidélité de lecture et d’une appartenance à un espace temporel et culturel commun, qui sont autant de « postulats silencieux » requérant des compétences précises pour l’actualisation, autrement dit la compréhension effective et complète du discours satirique.

La prise en compte des cultures locales s’inscrit autant dans la narration des évènements que dans les caricatures (à la fois textuelles, comme les surnoms, et graphiques). Dans le journal satirique, le lecteur identifie les acteurs sociaux à partir de leurs traits physiques et/ou psychologiques. Cette identification consiste à lire un discours dont le principal mécanisme d’élaboration tient d’une règle toute simple : ce que la cible est, ce qu’elle fait, ce qu’elle a été ou ce qu’elle a fait, est une des sources déterminantes dans les modalités de sa représentation. Par ailleurs, il importe de signaler que la lecture de l’énoncé satirique pose la nécessité première de la fidélité du lecteur, impliquant de ce fait une complicité entre les deux instances de production et de réception, au détriment de la cible désignée. Le lecteur sera d’autant plus rieur que le contenu ne lui est pas totalement inconnu, l’accroche fonctionnera d’autant plus efficacement que le lecteur est capable d’une certaine reconnaissance.

En définitive, nous serons certainement amené à constater que cette presse a élaboré son discours suivant des modalités précises pour construire une identité particulière. Toutefois, il ne faut pas se laisser à la confusion ou à l’amalgame, en omettant de souligner que chacun de ces journaux possède sa propre identité, au-delà des règles inhérentes à la satire universelle et à tout ce qui est susceptible de les rapprocher parce que appartenant au même continent : l’Afrique. C’est pourquoi, pour mieux appuyer notre hypothèse de l’ancrage réel de la satire dans la culture de son environnement, nous avons décidé de consacrer une partie à l’étude d’un événement commun à tous ces journaux (sauf ceux qui n’existaient pas encore quand il est survenu) : les attentats du 11 septembre 2001 nous donneront la possibilité de lire le discours particulier de chaque journal de notre corpus pour déterminer la spécificité de chacun, nous permettant ainsi de comprendre son identité et par conséquent, celle de son lectorat.

Rappelons ici que toute réflexion scientifique oblige à justifier de ses choix. Les journaux qui font l’objet de cette thèse relèvent chacun d’un contexte particulier dont la comparaison révèlerait une certaine pertinence. Si notre premier intérêt pour Le Lynx pourrait s’expliquer par un élan subjectif de notre appartenance naturelle à la Guinée, l’approche critique du journal nous a fait prendre conscience de sa richesse intrinsèque qui nous oblige à approfondir notre travail pour mieux cerner le média et le pays dont il est issu. L’histoire politique de ce pays et de ce satirique nous a, dès lors, amené à une approche plus générale de ce que pourrait être la presse satirique en Afrique. Mais la délimitation du sujet nous impose cette autre obligation de circonscrire l’espace et de nous situer dans l’Afrique occidentale francophone, mieux, à choisir des journaux dont les cultures locales se rapprochent, de par leur histoire, en plus de journaux dits africains ou panafricains dont la révélation de chaque particularité contribuera à nous éclairer.

Le Cafard Libéré , étant le vétéran de cette guerre contre l’injustice, ne pouvait être relégué hors champ. Quant au Journal du Jeudi , c’est une référence en matière de presse satirique dans la sous région ; l’exclure d’une telle étude revient à faire un choix subjectif qui aurait pu entamer l’objectivité même de notre réflexion. Ainsi, nous tenions, là, trois productions de discours dont l’étude pouvait nous démontrer la possible existence d’une écriture satirique africaine. Il faut aussi rappeler que la proximité géographique de ces trois pays est concomitante à une histoire quasiment commune : l’empire Mandingue. Nous verrons que quand on parle de l’oralité en Afrique, la figure de proue qu’est le griot est un personnage tout aussi commun à ces trois pays. Cependant, si le contexte de communication (nous entendons par là plus largement la culture du milieu) est une composante fondamentale dans la construction du discours satirique, il nous est apparu que notre travail gagnerait en plénitude si, en plus de ces journaux locaux, nous ajoutions d’autres qui se réclament de tout le continent. C’est à cette fin, utile à nos yeux, que nous avons envisagé d’intégrer les deux autres qui, coïncidence heureuse, naissent à peine à cette époque où nous entreprenions cette thèse.

Le Marabout , créé, entre autres, par le fondateur du Journal du Jeudi (Boubacar Diallo) et de son caricaturiste (Damien Glez), a la particularité d’être publié par un réseau de journalistes installés dans plusieurs pays africains et étrangers. Le Gri-Gri , lui, se définit comme un satirique africain, néanmoins publié à Paris par une autre association de journalistes installés en France. Ces deux derniers médias, en plus d’une périodicité différente des premiers ( Le Marabout est un mensuel, le Gri-Gri paraît tous les quinze jours), suivant leur endroit de publication et la localisation de leurs journalistes, s’adresseraient à un plus large public, plus diversifié, plus hétérogène. Dans ces conditions, si on pose la question d’une écriture spécifique de la satire en Afrique, il est absolument nécessaire de les associer au corpus, puisqu’ils pourraient représenter l’écriture satirique africaine, au-delà des particularités des journaux nationaux. Mais nous verrons qu’une telle affirmation est un peu trop simpliste, dans la mesure où les journalistes appartenant à ces rédactions sont originaires d’un pays africain, en particulier, pas de l’Afrique.

Au demeurant, notre corpus ne pouvait pas tout contenir. Cette seconde délimitation, nécessité pratique et méthodologique, nous a obligé à faire les choix suivants : une étendue de six mois, de juillet à décembre 2001, à l’exception du Gri-Gri et du Marabout qui ne paraissent que quelques mois plus tard (dans ces derniers cas, nous avons pris en compte dès le premier numéro jusqu’à la dernière date des autres journaux, c’est à dire au mois de décembre). Le choix de cette période est guidée par le fait que Le Lynx représente notre modèle comparatif de base. Or, dans cette deuxième moitié de l’année 2001, la Guinée s’apprête à connaître un changement politique majeur : une modification constitutionnelle que le satirique va critiquer sous toutes les coutures (il ne faut pas oublier que l’existence même de la satire est conditionnée par son lien avec le politique). Donc, ce choix des échantillons, de la période, qui paraît au départ, nous l’assumons, très arbitraire est lié à une connaissance plus objective du Lynx et de la Guinée. L’actualité nationale et internationale de la deuxième partie de cette année nous a conduit vers le corpus tel qu’il est présenté dans cette thèse. Mais nous n’excluons nullement la possibilité de nous reporter aux numéros parus avant ou après cette période, si la nécessité s’en fait ressentir.

Une dernière précision : comme on peut le deviner, ce travail ne fera pas une étude diachronique de ces médias. L’objectif étant de proposer une esquisse de théorie d’écriture propre à la presse satirique africaine, la perspective de l’analyse de discours nous paraissait être la méthode la plus adaptée. Enfin, comme nous le disions plus haut, les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats Unis offre une belle et opportune possibilité de confronter le traitement qu’en a fait chacun de ces journaux pour tenter d’esquisser une image identitaire de chacun d’entre eux. Une analyse sémiotique devrait nous permettre de mettre en lumière les systèmes particuliers d’élaboration du discours de cette presse, depuis les messages explicites jusqu’aux contenus implicites qui consacrent et valident la théorie d’U. Eco du lecteur modèle.

Notes
1.

A l’époque, nous avions envisagé un travail sur « les règles de construction du discours linguistique et iconique au Lynx  » ; mémoire de maîtrise sous la direction de D. Bourgain (1999)

2.

Aujourd’hui encore, l’affaire reste non élucidée. Cet assassinat est un des nombreux dossiers épineux que traîne le régime de B. Compaoré. A chaque anniversaire de la disparition du journaliste, l’affaire revient dans les rues et dans les médias. Récemment encore, en collaboration avec Reporters Sans Frontières , les caricaturistes du Lynx (Oscar), du Journal du Jeudi (D. Glez), du Gri-Gri (Fautin Titi et N. Issa), du Messager Popoli (Nyemb) faisaient une dénonciation commune de cet assassinat(cf. annexes)

3.

néologisme utilisé par les écrivains de la négritude pour signifier le croisement de l’écriture et de l’oralité.

4.

question relative néanmoins avec A-J Tudesq qui affirmait, à juste titre, que la constitution de l’opinion publique en Afrique prend en compte des paramètres débordant la seule existence de journaux, comme l’appartenance familiale et/ou ethnique.