CHAPITRE 1 : HISTORIQUE ET ESTHETIQUE

1-1°/- Genèse du genre satirique

Qu’est ce que la satire ? Quels sont les éléments qui la définissent ? Sur quelles bases se construit-elle ? En d’autres termes, quels sont les éléments qui permettent de la définir et la différencier d’un autre genre ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons, dans cette partie, d’apporter des réponses. Il est évident que pour une étude de ce type, si nous commençons par aborder les théories traitant du discours satirique, proprement dit, nous regarderons aussi ce qui se dit du côté de l’ironie, comme du côté de l’humour ou encore de l’implicite. Ces dernières notions sont obligatoirement à prendre en compte puisque nous n’ignorons pas que ces éléments sont les fondements de la satire.

Depuis toujours, la satire a eu une place très importante dans la communication. Mais avant d’être un genre journalistique très prisé et très à la mode dans la période contemporaine, elle a des origines magique 5 et littéraire. Le pouvoir magique de la satire se voit déjà dans les pratiques rituelles des bardes irlandais ou encore chez les imprécateurs arabes 6 . Chez les premiers, le filid ou file, remplissait deux fonctions principales : l’éloge et le blâme. Poète itinérant, à la fois prophète, sorcier, historien, généalogiste, formé aux sciences ésotériques, le filid irlandais peut se rapprocher du griot africain. Nous y reviendrons ultérieurement. Quoi qu’il en soit, son pouvoir verbal terrifiait les populations et la honte qu’il pouvait infliger à sa victime obligeait cette dernière à se cacher, ce qui entraînait parfois sa mort. La satire aurait ainsi un pouvoir surnaturel et une efficacité 7 matérielle. C’est lorsqu’elle subira l’influence du clergé irlandais que la satire débordera du cadre individuel et anonyme de ses cibles pour s’élargir et critiquer les travers de l’humanité. Elle perd de sa virulence, mais se teinte de moralisme et de didactisme religieux.

Dans les sociétés primitives, en l’absence de réelle législation, la satire jouait le rôle de régulateur. Par la honte que provoquent sa moquerie et sa raillerie, elle était censée corriger les déviances sociales. Le ridicule, dans ces sociétés, constitue une arme aussi redoutée que les sorts jetés par les sorciers. Cette visée pragmatique, correctrice, que semble avoir la satire, est à la base de son utilisation. Si elle peut se positionner comme un discours capable de corriger les déviances sociales on comprendrait aisément qu’elle puisse justifier son apparition à travers les médias contemporains. Il faut rappeler que la naissance du Canard Enchaîné en France est liée au combat contre le « bourrage de crâne » pendant la guerre. Quelle peut, en effet, être la mission de la presse, sinon que de dénoncer afin de provoquer des réformes sociales ?

Ailleurs, comme le filid, le poète arabe promène aussi ses vers entre éloge et blâme, tous deux magiques. Il est aussi important et redouté que ses paroles étaient l’inspiration des esprits, des djinns. Poète à la verve magique, il brandit, comme un guerrier, l’arme satirique, le hijà, sortes d’invectives apparentées à la malédiction.

La conception magique de la satire, connue autant chez les Celtes que chez les Arabes, va petit à petit évoluer, se départir de ces rôles primitifs et se doter progressivement d’une esthétique littéraire. Ce sont les grecs qui vont fonder la satire comme un genre littéraire 8 . Dans la Poétique, Aristote reprend les deux facettes de la satire primitive, en précisant que les poètes ayant une âme noble imitent les belles actions, écrivant ainsi des hymnes et des éloges, alors que les vulgaires imitent les basses actions et composent des blâmes.

Dans tous les cas, à partir de cette période, la satire va se construire un capital esthétique particulier allié à une éthique, qui la fondent désormais comme un genre littéraire à part entière. C’est justement cette esthétique satirique que nous allons essayer, à présent, de définir.

Notes
5.

On le sait depuis l’article fondateur de Fred Norris Robinson : « Satirists and Enchanters in Early Irish literature »

6.

S. Duval, M. Martinez, La satire, Armand Colin, 2000, pp.10-16

7.

La notion d’efficacité, ici, renvoie tout naturellement au pouvoir que pourrait exercer les mots. Il faut néanmoins rappeler que ce pouvoir, comme le montrait P. Bourdieu dans son « Ce que parler veut dire »( 1982), n’est pas interne à la langue. Il s’agirait plutôt d’un pouvoir relié à l’autorité du locuteur qui agit par délégation. A l’image des énoncés performatifs, un « je vous marie » n’a aucun pouvoir si cette parole n’est pas énoncée dans des conditions institutionnelles et psychologiques précises. L’efficacité satirique renvoie à sa dimension pragmatique ; autrement dit, la capacité qu’aurait le discours à produire des effets. Cela d’autant plus lié au média qu’il dispose d’une crédibilité chez le lectorat.

8.

S. Duval, M. Martinez, 2000, p.16