1-2°/- L’esthétique de la satire

La satire, en tant que genre littéraire classique, prend ses racines dans la société grecque. Elle va ensuite se transporter chez les latins, connaissant son apogée en France avec Boileau. Elle se théorise, malgré les difficultés qu’elle pose aux chercheurs lors de leurs investigations. Elle pouvait, en effet, tout aussi bien apparaître dans le roman comme dans le théâtre, ou encore dans la poésie, dans la comédie, la tragédie, l’épigramme, l’essai, le récit etc. Aujourd’hui, elle trouve ses lettres d’or dans la presse. Pour contrer cette difficulté de formalisation d’un critère, certains auteurs décident de recourir à la notion d’ « esprit » satirique. A partir de ce concept, l’objet devient disséquable, puisque uniforme, pour lui trouver une signification. La satire sera alors un esprit, un ton, une attitude, une vision du monde ou mode.

A partir des années 50, la satire est désormais posée comme une fiction élaborée autour d’une persona, masque du personnage, d’une intrigue (plot) et des tropes. Ainsi, la satire s’élabore-t-elle à partir d’un contexte historique précis sans lequel elle vise des cibles générales et intemporelles avec une morale stable et unique 9 .

Dès les années 60, l’école de Chicago 10 remet en cause cette conception de la satire en affirmant que celle-ci est d’abord un ancrage dans le réel. Ce réel signifie une cible clairement identifiable. Aussi, les théoriciens américains contestent-ils la persona et l’universalité de la norme 11 . Il est clair qu’un certain nombre de comportement (la solidarité, l’amour, l’honnêteté, etc.) peuvent apparaître comme des valeurs universelles, mais les différences culturelles et idéologiques peuvent constituer d’autres blocs de références qui peuvent fonder la norme.

L’étude critique de la satire va continuer à évoluer jusqu’à M. Bakhtine qui convoquera le concept d’ironie et d’affirmer que la satire ne serait, en fait, rien d’autre qu’une ironie militante. Il va lui reconnaître, par ailleurs, les fondamentales propriétés dialogiques, donc polyphoniques. Ainsi, la satire serait dialogique, intégrant et parodiant tous les discours des pouvoirs.

Ces premières considérations étant posées, il est à rappeler une spécificité propre au texte satirique : c’est un processus de communication mettant en jeu trois personnages : le satiriste, la cible, le destinataire. Les relations entre eux sont définies tantôt par des liens d’antagonisme, d’opposition, tantôt de médiation politique ou encore par l’ironie. Schématiquement, en partant de la théorie de la médiation de B. Lamizet 12 , on pourrait représenter les formes et les structures de la communication satirique de la manière suivante :

Entre la cible et le destinateur, le lien est oppositionnel, puisque l’une représente exactement le contraire de l’autre. Le destinateur recouvre l’ensemble des valeurs symboliques qui doivent régir une société de bien. La cible est aux antipodes ce cette norme. C’est ainsi qu’entre elle et le satiriste, il existera une relation ternie par ce même type de conflit où le jeu ironique vient se poser en pouvoir de dénonciation. Au bas de la figure, la relation du satiriste au signifiant est évidemment la production discursive dont les stratégies sont définies dans le lien du signifiant au destinateur. Ce dernier pose clairement la question de la médiation dans son rapport au satiriste, alors qu’entre la cible et le signifiant, il ne peut y avoir que de la déconstruction. La construction de la cible passe par une déconstruction opérée par le satiriste, à travers les signifiants qu’il convoque, en tenant compte de la norme de référence, autrement ce cadre utopique qu’est le destinateur.

Les trois protagonistes de départ, (satiriste cible, destinataire) se trouvent, ainsi impliqués dans un récit sous-tendu par une norme. C’est pourquoi, en nous intéressant à ces trois instances, notre propos ira de paire avec la définition de la norme sans laquelle la satire ne pourrait, quasiment, pas se prévaloir de l’adjectif critique, puisque c’est à partir d’elle (ensemble des règles et lois sociales qui réglementent la vie de la cité) que s’établit n’importe quel jugement. Autrement dit, on écrit de la satire pour dénoncer les défaillances de la société. C’est cette dose critique qui lui est inhérente, qui la fonde et la guide. Or, nous ne pouvons critiquer que parce que des règles établissent ce qui relève du bien et ce qui relève du mal, et surtout parce que les lois et la morale interdisent un certain nombre de comportement dans l’espace de sociabilité. La satire s’exerce dans cet espace public et c’est dans cet espace que se manifestent ces normes sociales. Une norme sociale que partagent, en tous cas en tant que membre de la même société, la cible et le destinataire. C’est le lien entre ces trois acteurs que nous voudrions examiner à présent.

Notes
9.

S. Duval, M. Martinez, 2000, p181

10.

Voir Irvin Ehrenpreis « Personae », in Restoration and Eighteenth-Century Litterature, Chicago, University of Chicago Press, 1963, pp.25-37; Satire Newsletter, “The Concept of the persona in Satire”, n°3, 1966

11.

Voir Irvin Ehrenpreis, « Personae », in Restoration and Eighteeth-Century Litterature, Chicago, University of Chicago Press, 1963, p.25-37 ; Satire Newsletter, “The Concept of the Persona in Satire”, n°3, 1996; références de Duval & Martinez, 2000, p.182

12.

Les Lieux de la Communication, p. 18