2-1°/- Un idéaliste blessé

Un discours postule tout d’abord un locuteur. Ici, il s’agit du satiriste qui, comme nous le verrons, construit son discours à partir d’une norme. En fait, il n’est de discours critique que dans la prise en compte d’ une base de valeurs, de règles à partir de laquelle se place le critique pour fustiger un certain comportement, et par là même, élever d’autres agissements au rang de la noblesse : c’est la norme. L’œil sévère à partir duquel se constitue le regard « injuste » du satiriste pour déformer, grossir le trait et défigurer sa cible. Partialité et injustice, telles sont les règles partielles et justicières qui guident la sentence satirique. Cependant, il faut rappeler que ces règles se prévalent d’être justes et légitimes.

L’auteur satirique ne s’attaque pas à une cible pour le simple plaisir de la discréditer ou de la ridiculiser (même si cela arrive néanmoins souvent dans la presse satirique contemporaine). Il est à l’assaut du mal qui sévit dans la société, en quête perpétuelle du bien, du parfait dans un univers chaotique et mauvais. Le satiriste est un idéaliste, un idéaliste blessé dans ses valeurs qui cherche réparation par ses attaques, faites dans le but de corriger tout ce chaos dans lequel sombre la société. Il fait subir à sa cible des déformations, déformations qui ne doivent néanmoins pas altérer la réalité. C’est à dire que la déstructuration, la déconstruction doit tenir compte d’un minimum de fidélité à l’objet qui permettra au destinataire de le reconstituer.

La contre-représentation positive lui permet de renverser le pouvoir en s’appropriant, le temps d’un discours, le destin de ses cibles, dans un seul et unique but : la correction des défaillances et des déviances sociales. C’est dans le vide de la contradiction entre réalité et idéal que le satiriste s’insinue ; il s’immisce dans cette réalité insuffisante opposée à un idéal-réalité suprême. C’est ce fossé qu’il veut combler en reliant les deux pans séparés pour construire un monde meilleur. Il veut que le monde soit bon, or, il est mauvais, alors il se lance à l’assaut du mal ! Avec sa part de contre-représentation positive et son idéal positif, la satire tient ainsi son caractère polémique. Pour ce faire, l’auteur va user des procédés les plus déloyaux, enfreindre les règles les plus élémentaires du discours honnête pour discréditer l’adversaire. Il cherche à :

‘« Tuer les uns dans l’énoncé et à plaire aux autres dans la communication »,’

dit N. Gelas 13 . Dans la satire, on retrouve la plupart des caractéristique de l’argumentation déloyale : exagération et déformation manifestes des faits, déformation du discours de l’adversaire, usage d’attaques « basses », allusions perfides, insinuations irréfutables, et usage (souvent irrégulier) de toutes les formes d’implicites 14 . Néanmoins, cette malhonnêteté se justifie par la référence à un principe supérieur qui absout ces fautes, écrit J. Poumet 15 .

Le satiriste peut donc être malhonnête, sinon toute la société, du moins son public, le lui pardonne, le comprend tout au moins. Il est animé par la haine, en tous cas par la haine du mal qui le pousse à l’excès. C’est ce fait d’être haineux qui fait de lui un satiriste. Tucholsky dit :

‘« Quand bien même il prêcherait dans les langues des anges, s’il n’avait pas la haine, il ne serait pas satiriste » 16 .’

C’est une haine sacrée, parce que justifiée par un idéal. Donc, disons que pour juger, il faut une norme de référence, celle qui sert de base de jugement à ce qui est mauvais. Le mal n’existe que parce qu’il s’oppose au bien. Il est juste de haïr et de détruire tout ce qui est contraire à la norme de référence, celle qui doit servir à l’édification d’une société considérée meilleure.

Enfin, il faut souligner que même si la norme est présente dans la satire, elle n’est pas toujours explicitée. Elle est parfois implicite. Elle guide la critique, dirige la plume justicière, parfois inexprimée mais toujours identifiable. Nous reviendrons ultérieurement sur cette question de l’utilisation de l’implicite.

La norme est donc une référence. Elle peut être constituée par des valeurs éthiques simples. Il peut arriver que la satire dénonce la prétention d’un personnage ou d’un groupe à agir conformément à la norme 17 . Dans un cas comme celui-là, la norme est donnée avec l’objet condamné : la condamnation satirique résulte du contraste entre la conduite et les propos du (ou des) personnage (s) et le certificat de bonne conduite ou de moralité qu’il (s) s’attribue (nt). Comme nous disions précédemment, la distance qui sépare le dire du faire se trouve dans la ligne de mire de l’arme satirique. L’auteur dénonce, condamne ce décalage pour rappeler que ce que dit le personnage n’est pas en conformité avec ce qu’il fait. Alors que la parole et l’acte, appréciable au point de vue de la norme, selon lui, doivent être conformes, avoir un destin, dirons-nous gémellaire, se ressembler à tous égards. La dénonciation des infractions se réalisera à partir du point de vue normatif, où les adjectifs évaluatifs, les verbes d’opinions, les substantifs à connotation valorisante ou dévalorisante jouent les importants rôles d’actes de jugement.

Il est important de rappeler, ici, l’impérieuse nécessité de l’identification et de la reconnaissance de la norme. Si la norme n’est pas reconnaissable, le texte ne sera alors perçu que comme une agression gratuite (nous le verrons dans le cas d’un texte du Lynx , dans les prochaines pages), une grotesque grimace, un jeu grossier qui ne porte pas à conséquence. Il est donc indispensable que le lecteur soit en mesure de reconstituer le point de vue normatif qui a guidé les critiques de l’auteur. La « bonne » lecture ne suppose pas que satiriste et destinataire partagent, exactement, le point de vue, mais elle présuppose chez le lecteur que la norme ne lui soit pas totalement étrangère. Elle doit sommeiller en lui, se trouver en lui, au moins de façon latente ; le locuteur n’aura simplement plus qu’à l’activer. Si cette connaissance préalable, latente n’existe pas, mieux, s’il n’y a pas un minimum de point de vue commun entre les deux partenaires de communication, la satire échoue.

La relation consensuelle entre les deux partenaires de la communication satirique se construit sur la base d’une relation conflictuelle avec ceux qui sont en dehors du cercle satirique, ceux qui sont incapables de reconstruire la norme quand elle est déguisée, ou la restituer lorsqu’elle est implicite. Ils sont hors jeu, car les « mots couverts » ou les « demi-mots » ne leur parlent pas, malgré les indices linguistiques, logiques, gestuels, prosodiques, idéologiques ou culturels. Ils ne peuvent qu’être à la place de l’objet de la critique, donc réduits à être simple objet, par conséquent à être la cible.

Notes
13.

L’ironie, PUL, Op. p.115

14.

C-K Orecchioni, in Le discours polémique, PUL, 1980, pp 30-33

15.

J. Poumet, 1990, p.70

16.

Politische texte, p.84

17.

J. Poumet, 1990, p.71