2-2°/- Une cible identifiable

Il serait facile et simple, mais dommage de confondre la cible de la satire avec celle dans les études de marketing. La cible du discours satirique ne peut nullement profiter de l’égard et de l’intérêt, en tous cas dans le sens positif, du satiriste et donc du destinataire. On s’y intéresse parce que l’objectif majeur est de mettre à nu ses dérives, à coups de critiques caricaturales et humoristiques. Ici, elle est l’objet des foudres ironiques et du ridicule, loin des attentions qu’on pourrait lui accorder dans une agence de publicité.

Pour comprendre plus aisément sa place dans le schéma actanciel de la satire, nous partirons de la distinction freudienne entre les différents types de mot d’esprit. Selon Freud, il y a deux sortes de mot d’esprit : le mot d’esprit inoffensif et le mot d’esprit tendancieux. Le premier, à fonctionnement purement ludique, se joue entre le pôle du locuteur et celui de l’auditeur ( auditoire dans le cas du collectif). Quant au second, le mot d’esprit tendancieux, il convoque un trio énonciatif :

‘« celui qui fait le jeu de mots, une deuxième personne qui défraie la verve hostile ou sexuelle, et une troisième personne chez qui se réalise l’intention de produire du plaisir » 18 .’

La satire entre effectivement dans cette catégorie. En effet, le discours satirique s’appuie sur un trépied qu’on pourrait théoriser comme suit : une première personne (le satiriste) fabrique un énoncé ; cet énoncé est dirigé contre une deuxième personne (la cible) ; l’énoncé est cautionné par une troisième personne (le destinataire) se solidarisant ainsi de la première au détriment de la deuxième personne. Rappelons, néanmoins, que ces personnes ne doivent en réalité se comprendre que comme des entités théoriques telles qu’elles pouvaient se concevoir dans le modèle mathématique de la communication. Elles peuvent être collectives.

Il peut arriver que l’engagement satirique se mobilise contre une multiplicité de cibles : les institutions, les hommes politiques, les ecclésiastiques, les médecins, les hommes de loi, les travers sociaux avec les snobs, les pédants et les arrivistes, font partie naturellement du lot traditionnel qui subit l’hostilité satirique. En toutes ces cibles, se croisent le point de vue du satiriste et celui du destinataire. Pour que ce dernier tienne véritablement sa place, il ne faut pas qu’il soit proche de la cible, en tous cas pas suffisamment, pour que l’agression le conduise à se solidariser avec elle.

Par ailleurs, de même que la norme, nous le rappelons, est le prolongement du destinateur, (cf. schéma de la médiation) la cible doit être identifiable, reconnaissable. C’est le principe de la « déformation transparente », selon la formule de W. Preisendanz. Donc, la cible ne doit pas être trop étrangère au destinataire pour que la pointe satirique soit pleinement déchiffrée. Cela suppose un minimum de connivences entre les deux instances de production et de réception du message. Elle engage, dans tous les cas, une base, un savoir pré-acquis implicite qui permet l’actualisation et la compréhension du message. Ce sont ces savoirs pré-acquis qui constituent et permettent l’identification symbolique satiriste/lecteur. J. Poumet écrit que la satire

‘« pour être percutante et efficace, elle ne peut pas être à la fois le véhicule principal de l’information et le commentaire de cette information. L’actualité du journal satirique ne réside pas dans l’information nouvelle qu’il apporte. L’information de base est supposée connue. Le journal satirique la commente de façon originale, et la confirme le cas échéant en apportant des exemples nouveaux, en complétant le dossier. Si le minimum d’information préalable n’est pas assurée au départ, le texte satirique a tendance à se scinder en deux parties : information d’abord, commentaire satirique ensuite » 19 .’

Pour que la communication ait lieu, la cible doit réunir les deux instances dans une référence commune. Elle se définit dans la satire par opposition au destinateur.

L’interprétation des contenus entiers du discours suppose, donc, chez le lecteur la maîtrise d’un code culturel sans lequel l’essentiel du message passera à la trappe. La lecture qui permettra l’exhumation d’une cible réelle dissimulée sous un masque fictionnel exigera de larges connaissances idéologiques et culturels. La lecture du discours satirique est, en fait, un constant va-et-vient entre les informations intra-énonciatives et les références extra-énonciatives. La réalité est ici distorsion, et décomposition, et sa recomposition effective passe par le chemin d’une compétence culturelle. L’hypothèse de la construction symbolique de la réalité dans les médias n’a jamais eu autant de résonance que dans la presse satirique. Nous le verrons, notamment, dans la partie consacrée à la question de la caricature. La satire est un discours de représentation, de déformation, mieux c’est une « rhétorique de démolition ». La cible traverse trois niveaux de manipulation : construction qui passe par une déconstruction pour aboutir à une reconstruction. La cible est balancée entre ces trois mouvements, la condamnant, définitivement, à la position de simple objet.

Cela étant, le satiriste ne s’attaque pas qu’aux personnages, il s’acharne aussi, naturellement, sur le monde qu’il représente. Il existerait ainsi deux sortes de satire : la première, s’attaquant directement à des personnages, pourrait être une sorte de satire anti-miroir, c’est à dire s’attaquer à des personnes auxquelles le lecteur ne doit absolument pas s’identifier, des anti-héros caricaturés pour qu’on en rie (pour exorciser) et qu’on s’en éloigne. L’autre satire se fonde sur la dénonciation. Le monde dans lequel nous vivons est ainsi passé au crible. Dans le cas de la presse, nous verrons que les deux se confondent.

Utilisant les techniques du grossissement et du rabaissement, la satire emprunte ses armes à ses adversaires pour démontrer l’excès de leurs turpitudes. La représentation outrée des vices tendra à démonter l’univers qui en est le lit. L’argument de l’adversaire devient l’arme fatale qui servira à mettre à nu son illogisme, son ridicule et sa malignité. Ce message est déployé en direction d’un destinataire qu’il s’agit de convaincre.

Notes
18.

Freud, 1958, pp.78-80 cité par Poumet, 1990

19.

J. Poumet, 1990, p.101