2-3°/- Un destinataire complice

Il serait redondant aujourd’hui (redondance peut-être justifiable par un souci de précision) d’affirmer que dans tout discours, l’énoncé est traversé par l’image que se fait l’auteur de celui ou de ceux à qui son message est destiné. C’est le principe de l’identification spéculaire à l’autre. La surface du texte, ou tout au moins son « for intérieur » ne peut se dérober à cette représentation de l’auditeur (représentation qu’il faudrait d’ailleurs à la fois entendre comme l’image du destinataire, mais aussi comme une appropriation et un relais du discours latent de cet auditeur) 20 .

Le message est une composition, un monde clos dont la clé est dissimulée dans le texte. Reconstituer le code qui permet sa compréhension est un exercice qui découlera d’un parcours construit par le locuteur à partir de l’idée qu’il se fait de son destinataire : ce dernier ne peut, par conséquent, qu’être omniprésent dans le texte. Ceci est encore mieux vérifiable lorsqu’il s’agit d’un message satirique.

En effet, la satire n’est pas un discours innocent qui se volatilise dès les derniers mots qui clôturent l’expression de sa dénonciation. La critique développée par l’auteur qui élève les vertus humaines par le biais d’une norme insidieuse, dégradant de ce fait sa cible, n’a de sens que parce qu’elle s’adresse, directement ou indirectement, à un destinataire potentiel. C’est un discours qui contient une part essentielle de traits dialogiques, s’appuyant sur les fondamentales composantes du texte polémique. Lorsque la satire discrédite sa cible et s’attire ses foudres (à travers des plaintes et des arrestations par exemple), c’est pour mieux se rapprocher de son destinataire. Avec la caractéristique d’être très fortement marqué énonciativement, c’est un discours non seulement revendiqué et assumé par son auteur, mais aussi et surtout un texte de persuasion habilement tourné vers son destinataire qu’il est appelé à séduire, convaincre ou circonvenir.

Pour pouvoir interpréter correctement un énoncé satirique, le lecteur doit disposer d’un certain nombre de compétences : connaissance des règles de la langue, des niveaux stylistiques et des valeurs qui y sont attachées ou compétence linguistique ; de même, il lui faudra une compétence logique lui permettant de procéder à une anticipation sur les inférences à partir du discours, de la certitude ou du doute sur sa capacité à suivre le « fil » du discours ; il lui faut également une compétence encyclopédique, indispensable, vaste domaine regroupant les savoirs culturels et idéologiques, réservoir fait de toutes les informations préalables, postulats silencieux, complexes de présupposés, conditionnements socio-économiques et socioculturels qui sont autant de références et d’horizons permettant l’intelligibilité de la totalité du message. A cela, on peut associer une compétence politique et idéologique, la connaissance des références politiques de la caricature.

Pour aller vite, en caricaturant (puisque notre objet d’étude nous le permettrait), on pourrait affirmer qu’il ne nous est possible de re connaître la marionnette de Jospin ou de Chirac aux «  Guignols de l’Info  » que parce que nous connaissons la réalité de leurs personnages, ou en tout cas leur image réelle, c’est à dire non caricaturée. Si le minimum de connaissance n’est pas assuré, le discours ne sera finalement que du bruit, mieux c’est du vide. Pour détourner grossièrement la formule de R. Barthes 21 , nous dirons que ça n’a pas été . Autrement dit, la connaissance préalable qui pourrait constituer le signe indiciel n’étant pas ou n’ayant pas été, à propos de ce discours (image et texte, dans le cadre de notre exemple), on pourrait dire que ça ne nous regarde pas, bien que nous, nous le regardions. C’est un simple élément apparaissant dans notre champ visuel. Il n’interpelle pas. S’il n’est pas invisible, du moins il est transparent. La re connaissance (identification reprise à partir de la connaissance de l’identité) n’est en définitive qu’une seconde connaissance. En réalité, c’est un second lien visuel avec le monde en jeu. Le préfixe revêt là toute l’importance de sa signification grammaticale et son univers n’est accessible que parce que notre mémoire conserve les traits d’une première confrontation avec le réel en question.

Ainsi, l’énonciateur, le locuteur fait des suppositions sur le savoir et l’identité de son récepteur. Je dis ce texte en fonction de ce que je sais, en fonction de ce que je suppose que mon lecteur sait à propos de ce qui est dit. Ces suppositions se manifestent à la fois dans ce que je dis tout comme dans ce que je ne dis pas, en tous cas ce que je dis « en tournant autour du pot » :

‘« on ne peut pas dire n’importe quoi à n’importe qui, on ne s’exprime pas de la même façon selon qu’on veut produire un effet donné sur tel ou tel interlocuteur, on ne formule pas inutilement des choses supposées bien connues » 22 .’

Nous pouvons dès lors affirmer que l’auteur de la satire sollicite son public en utilisant des appels directs ou indirects (c’est ce qui construit la référence partagée), des indicateurs sur les pistes de la réception et sur la place qu’occupent les deux instances de communication l’une par rapport à l’autre. Cependant, les sollicitations de l’autre ne doivent se faire, pour être opérantes, que dans les limites des capacités de décodage et d’interprétation de celui-ci. Le manuel de journalisme de Leipzig est pertinent à ce sujet :

‘« le journaliste doit tenir compte des connaissances, de l’expérience et des opinions des lecteurs, de façon que la pointe satirique soit immédiatement compréhensible et efficace » 23 .’

Cela étant, il faut rappeler que le destinataire n’est pas isolé de la société. Il en est un de ses membres, un être social qui baigne dans un système de codes et de conduites qu’il partage avec les autres. En tant que tel, l’ensemble des jugements, des informations et des projets que lui prête le locuteur (lui-même être social, soit dit en passant) recouvre ce que l’on peut appeler l’opinion publique. S’embarquer dans un navire satirique suppose la connaissance de cette mer et de ces vents sociaux qui sont d’autant d’univers latents permettant que le contenu du navire soit perceptible et actualisable.

Par ailleurs, un regard sur la satire est un moyen qui permet de connaître l’opinion publique, en même temps que l’opinion est un lieu d’inspiration pour la satire. Nous le verrons à travers la question de la modification constitutionnnelle en Guinée. La satire se sert de l’opinion publique, de même que l’on peut se servir de la satire pour saisir les différentes idées qui constituent cette opinion. Elle est, en même temps, sinon le miroir de l’opinion publique, du moins elle en constitue une partie essentielle, et le reflet dans ce miroir, quand elle ne représente pas définitivement en tous cas l’idéal de la mémoire collective de la société qu’elle produit et dont elle est en même temps le produit. Très souvent aussi, elle peut anticiper l’opinion qu’elle contribue à faire évoluer.

L’ensemble des jugements, des points de vue, ainsi que des habitudes et des émotions partagés par une population déterminée, par rapport à des événements d’ordre politique, économique et culturel, recouvrent cet univers aux frontières incertaines et floues appelé l’opinion publique. Force dynamique dont les déclinaisons obéissent aux règles des couches sociales, l’opinion publique a cette caractéristique contradictoire d’être à la fois globale et segmentée. Globale puisque donnant l’illusion de sa représentativité de la globalité du corps social ; segmentée, en réalité, en ce sens que la société ne peut aucunement être une masse amorphe, uniforme et homogène. C’est au contraire une société fait de différentes strates, autant de « tribus » voisines comme les innombrables couches d’un oignon qui sont autant de mondes avec ses préoccupations particulières, donc avec ses opinions et ses jugements propres.

Au-delà de ces prudentes considérations, on peut avancer l’hypothèse d’une opinion dominante dont la maîtrise pour le satiriste est d’un intérêt crucial, puisqu’elle permet de saisir les préoccupations des différents groupes sociaux et l’évolution des besoins et des centres d’intérêts de son lectorat potentiel. Elle permet de détecter les contradictions latentes (la contestation étant une source majeure dans le processus de constitution de l’opinion publique), repérer par là les nouvelles manifestations d’une contradiction latente ou connue. L’opinion publique serait, en fin de compte, un excellent baromètre pour la direction de la vie de la société car, elle porte des symptômes dont l’interprétation est nécessaire à la conduite des affaires du pays.

Quand la satire se sert de l’opinion publique, elle puise par cette occasion dans le réservoir des complexes de présupposés de son destinataire. Si elle est le reflet de l’opinion publique, elle devient une incroyable mine pour le sondage de la conscience collective. La satire est l’espace de jeu par excellence du savoir collectif et des opinions collectives.

Pour terminer, on peut résumer le lien entre l’instance de production et de réception du discours satirique par les deux postulats proposés par J. Poumet 24  :

‘« je sais ce que tu sais »’ ‘« je sais ce que tu penses »’

Lorsque le satiriste postule qu’il sait ce que sait son destinataire, base de toute compétence communicationnelle, il s’insinue dans l’univers des connaissances de son destinataire pour activer la pré-information de celui-ci. Pour ce faire, il dispose de deux options : les évidences postulées et la naïveté feinte. Dans le premier cas, il souligne un fait connu de tout le monde, en lui donnant la force d’une évidence. L’existence du fait devient ainsi incontestable, et sa connaissance allant de soi. Puisqu’il pose que le fait est connu de tous, il dit de ce fait que son destinataire doit obligatoirement le connaître.

En ce qui concerne la seconde option, il doit faire semblant d’ignorer le fait que, pourtant tout le monde connaît. Son ignorance va ainsi se mettre en contradiction avec l’expérience commune. En avançant qu’il ignore le fait allégué, il oblige son destinataire à le contredire et donc à le pousser au déchiffrage du message : le fait que lui est censé ignoré est en fait une donnée fondamentale du contexte socioculturel.

Enfin, il peut postuler qu’il sait ce que pense le destinataire. Il doit connaître les pensées de son public, puisqu’il est à la fois son porte-parole et l’« accoucheur » de ses opinions. Il a intérêt surtout à connaître son public pour ne pas faire entendre la critique comme une agression gratuite, car

‘« on ne rit d’une critique que si elle est latente dans l’opinion publique. Le satiriste formule l’opinion des gens du public, mais mieux qu’ils ne pourraient eux-mêmes la penser » 25 .’

En définitive, l’auteur satirique sait comment pense son public ; donc, il déploie un système d’écriture ou de parole qui permettra la lecture au bon niveau, construisant un lien tacite entre lui et son public, d’où l’intérêt d’étudier les différentes stratégies mises en place pour stimuler cette « bonne » lecture.

Notes
20.

Les concepts de « lecteur modèle » d’U. ECO et de « lecteur fidèle » d’E. VERON permettent de justifier une hypothèse de représentativité du lecteur par « son » journal ; nous y reviendrons dans la dernière partie de ce travail.

21.

La Rhétorique de l’image, 1964, in Communications, N°4

22.

C. Kerbrat-Orecchioni : L’énonciation, Paris, Colin, 1980, p.160-161+ 208; pour plus de précisions, voir L’implicite, Paris, Colin 1986, p. 161-207. ou encore S. Schmidt : « Komik im Beschreibungsmodell Kmmunikativer Handlungsspiele ». In : W. Preisendanz, R. Warning Das Komiche.München 1976.p.175+177: renvois de J. Poumet p.137

23.

Einführung in die journalistische Methodik. VEB bibliographische. Institut, Leibizig 1985, p.165

24.

1990, p.141 et p.158

25.

Jörg Schönert, Roman und satire …, op. cit. p. 32. Gerhard Hofmann, Das politische Kabaret als geschichtliche Quelle. Haag + Herchent Verlag, Frankfurt a. Main 1976, p.250. J. Hart : « Das Komische des Widerspruchsdes Komischen ». In Sonntag 18 / 1983 p.8