CHAPITRE 3 : LES STRATEGIES DISCURSIVES DE LA SATIRE

La satire a une dimension pragmatique fondamentale. Le locuteur cherche une réaction de rejet chez son lecteur à propos de sa cible. D’où l’importance d’un niveau stratégique que l’auteur satirique doit mettre en place.

La notion de stratégie désigne, ici, le choix des moyens mis en œuvre dans un discours pour atteindre le but que s’est fixé son énonciateur.

‘« D’origine guerrière, militaire, le concept de stratégie comporte un certain nombre d’implications, dans son usage, quant au statut de la communication et aux structures qu’elle met en œuvre. Ce concept définit une situation de conflit : […] Ce qui est mis en œuvre avec le concept de stratégie (dans le domaine de la communication comme dans d’autres), c’est une forme d’instrumentalisation de la communication, au cours de laquelle elle se pense moins comme relation que comme mise en œuvre d’actes ou de séries d’actes » 26 . ’

Ce qui nous intéresse le plus dans la réflexion de B. Lamizet, à propos du concept de stratégie, c’est la notion de temporalité qu’il développe autour de ce concept. Effectivement, cette notion n’a de pertinence dans les médias et dans le cas de la satire qu’en s’inscrivant dans la durée, puisque la fidélité se construit dans le temps. La complicité n’est pas une affaire toute simple ; elle s’élabore et se pérennise en s’inscrivant dans la continuité. Le but de cette stratégie est de gagner la confiance du lecteur ; le but peut être celui de plaire ou de convaincre, d’inciter ou d’interdire : dans tous les cas, il y a intention de produire un effet, souligne J. Poumet 27 . Cela est très important dans le cadre de notre étude car, dans le discours satirique, l’essentiel est souvent dans

‘«le texte sous-jacent » qui se lit «entre les lignes » 28 .’

C’est en ce sens qu’il faut comprendre le principe de la «déformation transparente » de W. Preisendanz. Cette formule sur laquelle reposerait la satire signifiequ’ : 

‘« il y a une distorsion volontaire de l’objet de la satire dans la représentation, mais que l’objet doit toujours rester reconnaissable pour le public destinataire » 29 .’

Il y a là une nécessité pour le lecteur ou l’auditeur de restituer l’objet original à partir de sa représentation grimaçante, d’effectuer un va-et-vient constant entre l’objet visé et son image déformée (p.181). H. Kaufman dit à ce propos, dans un entretien avec C. Wolf:

‘« Lire une œuvre comme une satire, cela veut dire : « compléter » mentalement ce qui est représenté de façon partielle et partiale (Einseitig)» 30 .’

Dans la satire, la fonction d’appel et la fonction conative sont d’une importance capitale. La satire interpelle ; elle oblige le destinataire à se mobiliser de façon active bien plus que pour un simple décodage : elle le contraint à un véritable travail de réflexion. Le texte satirique est une provocation

‘«qui pousse l’auditeur ou le lecteur à défaire ce qui est faux, à rectifier ce qui induit en erreur, bref: à faire une retranscription par laquelle il se forme sa propre idée de ce que l’auteur a voulu dire » (Gaier) 31 .’

Cette fonction de provocation est un des principes fondateurs de la stratégie satirique. Elle vise à éveiller ou à confirmer l’indignation du public ; elle provoque l’activité critique en montrant que la caricature n’est pas sans rapport avec la réalité dont elle met en jeu la connaissance ; l’auteur est au-dessus des lois de la bonne foi et de l’équité, demandant l’adhésion à son propos, légitimant ainsi sa position de force qui, poussée à l’extrême, conduit à «loutrage public » 32 .

La satire n’est cependant pas que provocatrice, elle est aussi séductrice. Sa part de provocation réside dans l’outrance qu’elle fait subir à sa cible, alors que du même coup elle déploie une véritable stratégie de séduction en direction de son destinataire qu’elle veut allier à sa cause. On le disait :

‘« elle cherche à tuer les uns dans l’énoncé et plaire aux autres dans la communication » 33 . ’

Cette formule caractérisant le texte polémique est aussi applicable à la satire dans laquelle on retrouve tous les aspects de la pseudo-argumentation : de la déformation manifeste des faits allégués jusqu'à la déformation systématique du discours adverse, mais aussi de l’usage d’allusion perfide et de l’insinuation disqualifiante.

La satire, dit-on, est une «forme discursive connexe » de la polémique 34 , même si cette dernière, bien évidemment, n’est pas toujours humoristique et n’engage pas nécessairement à rire. La satire est tout de même différente de la polémique par le caractère explicite de sa visée provocatrice. Alors que la polémique est un discours qui choisit plutôt la dénégation, le rejet et parfois l’insulte et l’oppression comme mode d’approche, la satire est un message qui opte pour la provocation directe et ouverte. Expression d’une confirmation, elle tendra à renforcer le consensus qui circule déjà dans la société. Dans la satire, le locuteur a des éléments qui lui permettent de mettre le public de son côté aux dépens de la cible désignée. Il utilise des ruses langagières qui contraignent le lecteur à accepter certaines propositions, ne serait-ce que momentanément. Il use aussi du non-dit où s’établit une complicité avec le public qui passe par la reconnaissance d’un message non explicite ou dit à demi-mot. Il peut enfin avoir l’adhésion du public par le fait de susciter chez lui un plaisir : ce sont toutes les formes de divertissement qui vont des plaisanteries sexuelles et scatologiques jusqu’aux formes plus intellectualisées (paradoxe et jeux de mots).

‘«  Ainsi se constitue un espace de complicité où les partenaires de la communication se laissent aller aux plaisirs du verbe et aux charmes de l’ironie » 35 .’

Parler de l’ironie revient à amorcer et confirmer un véritable travail d’interprétation du discours sous-jacent par le destinataire. Autrement, vu la part implicite qui la caractérise, l’ironie se fonde sur un travail interprétatif essentiel que doit faire son destinanataire. Ce processus de signification repose sur des formes discursives qui font partie des éléments stratégiques déployées dans la satire. Dans ce qui suit, nous allons nous intéresser à ces formes de la stratégie satirique, qui sont toutes deux des moyens qu’utilise le locuteur tant pour provoquer que pour établir une complicité avec son lecteur : l’implicite et le comique.

Notes
26.

B. Lamizet, 1992, p.24

27.

J. Poumet, 1990, p.181

28.

E. Rottenmoser, J. Schönert, op. cit., p. 26-28. I. Hantsch, op. cit., p. 34, 38, 51, 55.

29.

I. Schönert : « Wir Negativen… », op. cit., p.55-57. W. Preisendanz : « Zur Korrelation Zwischen Satirischem und Komischem ». In : W. Preisendanz, R . Warning. Das Komische, Wilhem Fink Verlag, München, 1976, p.413

30.

U. Gaier, op. cit., p.394. D. Grünewald, op. cit., p.590 + 630. Hans Kaufman : « Die Dimension des Autors ». In : Christa Wolf, Fortgesetzter Versuch. Ausfsätze, Gespräche, Essays. Reclam, Leipzig, 1982, p . 102 (1ère publication : Weimarer Beiträge 6 / 1974).

31.

I. Hantsch, op. cit., p. 30. E. Rottenmoser, J. Schönert, op. cit. , p. 39. U. Gaier, p.393.

32.

J. Poumet cite E. Rottenmoser, J.SchÖnert, op. cit., p.37. H. K. Hoerning, Geh hin…, op. cit., p. 205.

33.

Nadine Gelas : « Ironie et polémique », In L’ironie, PUL 1978, p. 115

34.

cite C. Kerbrat-Orecchioni : « La polémique et ses définitions ». In Le discours polémique, PUL 1980, p. 30- 32 + 37.

35.

Nadine Gelas, op. cit., p.115