3-1-1-2/ Les présupposés

P.V.D. Heveul 43 note que

‘«la stratégie de l’implicite repose sur deux piliers. Le premier est le sous-entendu qui consiste à faire comprendre à l’interlocuteur une chose sans le dire et qui se fonde sur les présupposés du savoir commun. Le second est l’insinuation, cette action adroite et habile de faire entendre, souvent avec un mauvais dessein, une chose qu’on n'affirme pas positivement, mais qu’on laisse conclure à son interlocuteur ».’

On voit ici la différence qu’il y a entre P.V.D. Heveul et C. Orecchioni dans la segmentation de l’implicite. Le premier a tendance à inclure les deux ensembles (présupposés et sous-entendus) qui fondent la classification de la deuxième. Pour C. Orecchioni, on peut considérer

‘«comme présupposés toutes les informations qui, sans être ouvertement posées (i. e. sans constituer en principe le véritable objet du message à transmettre) sont cependant automatiquement entraînées par la formulation de l’énoncé, dans lequel elles se trouvent intrinsèquement inscrites, quelle que soit la spécificité du cadre énonciatif » 44 .’

Nous ne pouvons passer sous silence ce principe pertinent (pour notre travail, en tous cas) de C. Orecchioni qui consiste à mettre en relation présupposition et information. Selon elle,

‘«une autre propriété souvent mentionnée des présupposés (…) est la suivante : les présupposés s’opposent aux posés comme «ce qui est présumé connu » à «ce qui est présumé ignoré » (Strawson) ; c’est-à-dire que les contenus formulés en présupposés sont censés correspondre à des réalités déjà connues et admises par le destinataire – soit qu’ils relèvent de son savoir encyclopédique spécifique, soit qu’ils correspondent à des «évidences » supposées partagées par l’ensemble de la communauté parlante ».’

Cette dernière remarque de C. Orecchioni peut rejoindre celle que faisait P.V.D. Heveul 45 à propos du langage du « potin » dans « la rhétorique de l’insinuation  » :

‘« c’est que le langage du potin ne se réduit pas à la fonction de la transmission de l’information, mais joue, dans la communication, un tout autre rôle qui est de soutenir des relations interhumaines »,’

comme c’est le cas d’ailleurs dans tout autre processus de communication. C. Orecchioni précise que cette caractéristique que nous venons de relever peut se formuler comme suit («  consigne d’encodage »). Selon elle :

‘« tous les contenus nouveaux ou sujets à contestation, donnez leur la forme des posés quitte à les reprendre sous forme de présupposés dans la suite de votre discours, puisque si ces contenus sont bien “passés”, vous êtes en droit de les considérer comme étant venus grossir le stock des vérités admises, au moins provisoirement, par votre partenaire discursif » 46 .’

La satire quant à elle offre un cas tout à fait particulier de présupposition. Ces présupposés renvoient à une culture partagée, constitutive de l’identité politique.

Ainsi, accepte -t- on ici l’idée que tous les contenus des présupposés ne soient pas toujours connus. La pré-information n’est pas toujours assurée, d’où la stratégie du locuteur qui va consister en l’insinuation d’une idée dont il cherche l’admissibilité. Une fois que le destinataire aura formulé l’interprétation, il y a une sorte de sentence supérieure qui consacre l’opinion. C’est comme si le scripteur cherchait volontairement à induire son lecteur à la conclusion souhaitée. N’est ce pas le cas d’ailleurs ? Dans le cadre du discours satirique, il s’agit de partir sur la base d’un fond culturel commun pour construire un message qui ne sera lisible que par les membres de cette communauté pré-établie. Nous sommes, ici, en plein dans la « communication médiatée » 47

Nous admettons, à partir de là, que l’énonciateur peut procéder par ruse pour amener son destinataire à une certaine conclusion ; mais plus encore, il use des procédés implicites pour faire admettre une idée qui, a priori, est sujette à contestation, en sachant que les informations présupposées ne sont pas toujours connues du destinataire.

‘« S’il n’est donc pas exact que les informations présupposées se caractérisent par le fait qu’elles sont toujours supposées déjà connues du destinataire, il est en revanche vrai qu’elles sont présentées sur le mode du «cela va de soi » 48 .’

Les termes de «pré-asserté » ou «préconstruit », qu’on appelle aussi «présupposé  », 49 connotent cette même idée qu’il s’agit là d’unités de contenu qui, au lieu d’être, à l’instar des posés, construites par le discours qui les véhicule, semble emprunter à un discours préexistant plus ou moins diffus : « on se contente de reproduire du “déjà dit” » écrit à leur sujet M. – J. Borel 50 , «comme s’il était effectivement dit “ailleurs” » 51 . Même si la presse satirique construit son énoncé à partir d’une information supposée déjà connue du lecteur, elle n’en use pas moins des procédés implicites pour produire un contenu nouveau, notamment sous forme de commentaire critique

Nous nous intéresserons plus tard à cette «voix collective » lorsque nous envisagerons l’étude de cette presse satirique africaine du point de vue de sa lecture, du destinataire. Il est cependant nécessaire de souligner l’insuffisance d’une thèse qui tend à affirmer que les présupposés sont formulés.

‘«de telle manière que la responsabilité de les avoir exprimés ne puisse être imputable au locuteur » 52

L’opinion de Wunderlich 53 paraît revêtir une ceratine pertinence, à ne pas exclure dans tout travail énonciatif. Il affirme, en effet, qu’en énonçant S,

‘« le locuteur s’engage[…] à reconnaître comme valables les présupposés de S et à les expliciter en cas de besoin ultérieurement dans des phrases affirmatives ».’

Il est incontestable que si le fait de recourir aux procédés d’implicite dégageait la responsabilité de l’énonciateur, les journalistes de la presse satirique africaine n’auraient pas connu tant de déboires avec les pouvoirs politiques de leurs pays. L’écriture ou même la reprise de n’importe quel énoncé engage absolument la responsabilité de son énonciateur.

De même, il faut avoir la prudence scientifique et même logique pour ne pas tomber dans le piège de l’affirmation de la réussite totale de la stratégie du locuteur. La finalité du langage exprime aussi la liberté du destinataire de répondre positivement ou négativement au message, voire même d’y rester complètement insensible.

Pour clore ce passage sur les présupposés, il nous paraît intéressant de revenir sur des précisions que fait O. Ducrot sur « les manœuvres stylistiques ». Si nous avons estimé, avec lui, que le locuteur utilise des ruses pour conduire telle à telle conclusion de la part de son auditeur, il admet que :

‘« la plupart du temps, cependant, la manœuvre reste beaucoup plus obscure. Les mots ne sont pas choisis en fonction d’une décision préalable d’induite tel ou tel effet. Il faudrait dire plutôt que le locuteur, au moment où il envisage la possibilité d’une certaine parole, se représente en même temps, vu son expérience de l’activité linguistique, les conclusions que l’auditeur en tirera : ses actes d’énonciation possibles qui paraissent accompagnés d’une certaine image anticipée de leur effet éventuel. De ce fait, il a tendance à choisir les paroles qui promettent de produire les conséquences qu’il désire sans pourtant qu’il ait à se représenter ces paroles comme des moyens pour obtenir des fins préalablement définies » 54 .’

C’est ce que nous pourrions appeler l’identification symbolique à l’autre, qui fonde la communication. Au regard de cette précision de O. Ducrot, il apparaît que ces procédés que nous avons évoqués sont beaucoup plus subtils qu’ils ne paraissent. De prime abord, ici, le plus important se joue donc dans le travail d’anticipation du locuteur sur les savoirs du destinataire, pour espérer que celui-ci actualise les sous-entetendu, dont nous allons maintenant examiner le fonctionnement.

Notes
43.

Heveul, 1985, p.207

44.

1986, p.25

45.

1985, p.207

46.

Orecchioni, 1986, p.30

47.

B. Lamizet, 1992, p.183

48.

Ducrot, 1991, p.14

49.

C.Orecchioni fait référence à : par exemple : M. Pécheux ; P Henry, M-J Borel S. Gazal, P. Sériot.

50.

1975, p.76

51.

C. Orecchioni, 1986, p.32

52.

Henry, 1977, p. 58

53.

1978, p.43, cité par J. Poumet

54.

1991, p.15