1-1°/- Le griot et la satire

Le champ des études consacrées aux griots est relativement vierge. Il n’existe, pour ainsi dire, pas d’étude, en tout cas pas de réflexion systématique consacrée entièrement et spécifiquement à ces personnages. On y fait allusion, à tel ou tel sujet, seulement lorsque la matière l’exige. C’est la raison pour laquelle notre histoire s’appuiera principalement sur l’ouvrage de Sory Camara 82 qui a fait un travail fort intéressant sur les conditions sociales d’existence du griot, mais aussi et surtout sur le rôle de ce personnage dans la société traditionnelle malinké 83 . Nous avions expliqué dans notre introduction que les limites géographiques de notre corpus conditionnent le choix de cette société. En effet, la société malinké est en lien direct avec l’empire mandingue dans lequel le griot prend naissance et où il constitue une figure majeure de la communication sociale.

Le griot est le premier type de médias en Afrique, le médiat 84 « originel » ! Ces gens de la parole, bouffons, généalogistes, traditionalistes, Djali ou Djéli, les griots portent, tour à tour, tous ces noms qui demandent à être précisés : une signification qui permettrait de mieux saisir leur rôle dans la société traditionnelle africaine.

Sur le plan étymologique, le terme de griot (et son féminin griotte) apparaît pour la première fois dans les récits de voyage de De La Courbe, ancien gouverneur de la Compagnie du Sénégal, à la fin du 17ème siècle. On considère que ce mot est étranger au français puisqu’à chacune des ses utilisations, De La Courbe prend le soin de le souligner. Cela étant, son origine africaine reste encore difficile à prouver. C’est pourquoi, on va chercher son origine jusque dans la langue portugaise, et qu’il a connu des transformations pratiquées, dit-on, suivant les locuteurs des différentes langues. C’est l’hypothèse de Labouret 85 qui écrit :

‘« on peut se demander si cette expression désignant les musiciens, chanteurs, baladins, troubadours de la suite des princes et des grands au Sénégal, ne vient pas elle aussi du négro-portugais. Elle dériverait dans ce cas du verbe criar : élever, éduquer, instruire ; d’où le titre de criador, nourricier, patron ; criado : qui a été nourri, élevé, éduqué, qui vit dans la maison du maître ; par suite, dans le sens étendu : domestique, dépendant, client favori.
Phonétiquement, la transformation dans les parlers locaux, kriado en griot s’explique sans peine, les deux plosives vélaires initiales étant voisines et interchangeables.» 86 .’ ‘Cela nous paraît clair. Cette origine du mot montre bien des spécificités du griot : entre son devoir d’éducation et d’instruction des princes, et le fait qu’il vive dans la maison du maître, autrement dit, rattaché au roi, la dérivation du verbe négro-portugais est à l’image des prérogatives du personnage. Mais, comme l’indique S. Camara, cette hypothèse est à relativiser, notamment parce qu’il n’existe pas de langue dite négro-africaine. Pour être plus pertinente, que cette analyse de Labouret aurait dû s’appuyer sur une langue locale préalablement identifiée.’

Quant aux mots Malinké désigant le griot, Djali ou Djéli, voici l’hypothèse de H. Zemp : djéli est le même mot en malinké qui désigne le sang, substance physiologique. Il établit donc un rapport entre les deux termes. Mais là où son raisonnement rencontre ses limites, c’est lorsqu’un autre mot circule pour renvoyer au même griot : djali. La différence, nous explique S. Camara, entre les sons a et e vient de la différence de parlers de locuteurs de différentes régions géographiques ; les griots eux-mêmes employant le second mot.

Le mot djali viendrait du verbe djiyà qui signifie « héberger ». La dérivation verbo-nominale, courante en malinké, donnant djiyàli qui renvoie à l’action d’héberger, ou d’hébergement. Il faut préciser en revanche qu’il ne s’agit nullement d’un voyageur, mais d’un personnage qui vit sous la bienveillance d’un noble. Les griots seraient alors des invités perpétuels des nobles qu’ils appellent « mon hôte ». Donc, l’origine du mot se trouve liée à la condition sociale du personnage. Toutefois, la difficulté réside dans le fait de prouver le passage de djiyàli à djali, surtout lorsqu’on sait que la caste des Nyamakalas à laquelle appartiennent les griots compte aussi les forgerons (numu) et les cordonniers (karanké).

Si ces deux dernières catégories travaillent en vue de produire des choses usuelles et de première nécessité, le griot lui, travaille sur la matière verbale. Selon D. Zahan :

‘« Le djéli travaille avec le verbe. Il est l’artisan de la parole, comme les autres castes le sont de la matière palpable » 87 .’

Les griots sont donc des personnages qui font de la parole une matière qui demande à être travaillée. A partir de cette place de spécialiste, ils deviennent des relais de la parole des nobles qu’ils transmettent en les développant. Une simple phrase d’un noble peut prendre l’allure de joute oratoire, et des couleurs proverbiales qui s’enrichissent de gestes emphatiques. Par exemple, un noble qui dit ceci : « Ce qui m’amène ici, c’est l’amitié » ; le griot relaie cette simple parole en disant : « Moi Sékou, je dis que le ciel et la terre ont été créés par l’amour. Mais je ne suis ni puissant ni riche, aussi c’est seulement des kolas que j’apporte à mon ami ».

On voit s’esquisser ici le rôle de porte-parole, de porte-voix : un orateur qui joue de la parole comme d’un instrument de musique. L’instrument de musique devient une parole à proférer, la parole, un instrument dont on peut jouer. La parole se dégage ainsi comme l’attribut essentiel du griot. C’est une parole action, une parole agissante. Présent dans toutes cérémonies importantes de la société, le griot peut aussi s’inviter chez n’importe quel noble. Celui-ci lui offre, en contrepartie de ses louanges, un don, non une rémunération.

Le griot est aussi un danseur. Il existe, en pays malinké, des danses qui lui sont réservées. Jouer d’un instrument reste la seule prérogative du griot, au risque de déchéance sociale. C’est un chanteur, un musicien, un parolier. La parole est l’essence même du griot. C’est une parole médiatrice, qui fait tampon entre l’autorité et le peuple. Le maître ou le noble détenteur d’une autorité politique, au risque de manquer de majesté ou de dignité, doit s’adresser à ses sujets par l’intermédiaire de son griot. Le maître de la parole remplit là sa première et fondamentale mission de médiateur.

Dans la société traditionnelle africaine, depuis l’enfance, le griot est placé au dessus de la mêlée (au sens propre comme au figuré) pour accomplir son rôle d’arbitre. Lors des luttes dans les classes d’âge, il jouit d’un statut particulier dont l’inviolabilité et une immunité permanente sont les lois maîtresses. Quand les autres se défient, se battent, lui apprend à jouer des instruments et étudie l’histoire du pays. Ce qui fait de lui le généalogiste et l’historien à la mémoire infaillible que la société africaine lui reconnaît. Chaque griot est attaché à une famille particulière qui lui doit protection. Cependant, sa sagesse se mesure par l’étendue de ses connaissances historiques sur le pays tout entier.

Sur le plan politique, il y a des griots à la cour du roi. Dépositaires des traditions transmises de génération en génération, ils apprennent aux princes l’histoire de leur pays. Ambassadeur 88 , porte-parole du souverain, le griot de la cour reste très influent dans son rôle de conseiller pour la direction des affaires du pays. A côté de ces griots, moins violents, plus « dignes », d’autres jouent les rôles de fous ou de bouffons, qui sont des maîtres de la distraction de la cour par des propos comiques.

En ce qui concerne les règles de la vie sociale, le griot a, dirons-nous, ses propres normes qui, au premier abord peuvent paraître déviantes. En fait, elles sont singulières. Le griot peut dire ce que d’autres ne disent pas ou ne peuvent pas dire. La noblesse est un rang qui prescrit un langage précis, délimitant ainsi le champ de l’expression. Le griot lui jouit d’une grande liberté d’expression, où la mesure et la discrétion imposée au noble trouvent leur terrain de prédilection. Un langage truculent, même sexuel, sans limite de sujets, sont les libertés que la société reconnaît au griot : une liberté d’expression presque totale. Selon S. Camara :

‘« Ils peuvent dire le bien, comme le mal, chanter les louanges de ceux qui font preuve de largesses, de courage, et flétrir la mémoire des avares, des lâches, des couards, ou de ceux qui se sont rendus coupables de quelque infamie » 89 .’

En réalité, les incongruités du griot sont tolérées. Tout se passe comme si l’incongruité, punie partout ailleurs dans la société, restait le privilège d’un groupe particulier qui en use et parfois même en abuse. Jouissant de son statut d’immunité, ce personnage est présent partout, sauf qu’il y est pour remplir sa fonction d’arbitre. Il ne prend pas part à la bataille ; il publie les exploits des uns et la médiocrité des autres, les défaillances, inconduites et défauts de chaque responsable de ces écarts. De ce fait, il devient source de peur et d’anxiété. Il est

‘« arbitre du jeu social, des rivalités et des luttes de prestige et publicateur éloquent des exploits de chacun» 90 .’

Les griots expriment toutes les choses contraires à la bienséance ou à la pudeur.

‘« Ce faisant, ne donnent-ils pas à la société le spectacle de son revers ? » 91 .’

La division de la société en différentes strates qui consacre une hiérarchisation sociale impose l’existence de structure de médiation. C’est ici la première raison du recours au griot. Les tensions dues aux antagonismes et aux rivalités liées aux positions sociales obligent le recours à la médiation du griot qui devient vecteur du dialogue et de la communication. Notons, au passage, que son rôle de médiateur dans les relations sociales n’est pas une simple constatation ou une simple publication. Cette fonction de medium (au sens premier même de relation, de lien) revêt une valeur hautement symbolique, esthétique et émotionnelle. Il donne en spectacle ce que la société tient caché. Lorsque la satire, doublée d’un journalisme d’investigation, ne convoque-t-elle pas cette dimension du griot ?

En résumé, le griot est un médiateur 92 social et politique et un dénonciateur des travers de la société : présent dans les événements marquants, qui vont de la naissance au mariage ou à la mort, en passant par la circoncision, le griot use de sa liberté de se moquer de tout le monde, au sujet de tous les défauts, qu’ils soient physiques ou moraux. Dans la vie politique, s’il n’est pas un conseiller écouté de rois, il est comparé au fou, bouffon, barde, troubadour de l’Europe médiévale. A. Raffenel 93 faisait cette comparaison :

‘« Les griots et les griottes exercent parmi les nègres et principalement auprès des principaux chefs une espèce de profession qui présente une identité complète avec celles que remplissaient dans l’Antiquité et surtout au Moyen Age les fous ou les bouffons et les bardes ou ménestrels. Les griots, hommes ou femmes, tiennent à la fois de ces deux sortes de personnages : ils amusent les chefs et le peuple par des bouffonneries grossières et ils chantent les louanges de tous ceux qui les paient dans des espèces d’improvisations emphatiques ; ils s’accompagnent ordinairement d’une guitare à trois cordes qui a pour caisse une moitié de calebasse. Les griots ont le droit de tout dire dans le feu de leur improvisation, et il est malséant de se fâcher de leurs paroles, fussent-elles désobligeantes, ce qui arrive fort souvent, même à l’égard de leur chef. Ils sont leurs compagnons fidèles dans les combats et dans les réunions politiques ; ils les suivent aux fêtes ».’

Reconnaître des similitudes entre les griots et leurs homologues européens ne doit en rien entamer cette règle fondamentale de cet art : le griot africain est avant tout le produit de SA société. On l’a dit, celui-ci est un héraut, un messager, un ambassadeur de son prince. 94 Cette caractéristique, d’une signification importante, le distingue fondamentalement des bardes, bouffons et autres fous du roi européens.

En Afrique, ce sont des conseillers des rois, 95 compagnons et précepteurs des jeunes princes pour leur apprendre l’histoire du pays, la généalogie des familles et l’origine des alliances. Témoins sociaux, les griots sont dans une logique de communication « médiée », selon le terme de S. Camara. Ce sont des agents par excellence du dialogue et de la communication, parce que spécialistes de la parole. Magnifique conteur, maîtrisant, d’une manière excellente, les règles de la dramatisation, acteur à part entière de la vie politique et sociale, le griot perdra l’essentiel de cette importance avec l’arrivée de la colonisation en Afrique, et l’introduction de nouveaux types de médias dont la presse écrite sera la figure majeure, au début en tout cas.

Notes
82.

S. Camara, Gens de la parole , ACCT, Karthala, SAEC, 1992

83.

nous consacrons une partie de notre réflexion sur ce personnage et nous utilisons cet ouvrage pour une raison toute simple : les griots de la société malinké descendent tous, vraisemblablement, des maîtres de la parole de l’ancien empire Mandingue. Or, les journaux qui représentent le corpus de cette thèse, avec les limites géographiques qu’elle présente, et les pays qui y sont repérés, ont un lien avec cet empire. Il est vrai qu’un autre pays comme le Mali serait encore plus lié à cette histoire, mais Le Scorpion nous a paru, relativement, léger sur le plan de son originalité, qu’un autre satirique comme ceux que nous avons retenus.

84.

Nous employons cette orthographe, à l’instar de B. Lamizet, qui considère que ce terme est à opposer à celui de « média » ; ce dernier renvoie aux technologies de la presse, de la radio, de la télévision etc. La dimension strictement humaine que revêt le médiateur africain, le griot, est un facteur essentiel qui l’éloigne de ces autres types de médias tels qu’on peut les considérer aujourd’hui.

85.

Labouret, 1959, pp.56-57, cité par Camara, 1992, p.103

86.

Cité par Camara, 1992, p.

87.

Zahan, 1963, p.132, cité par Camara, 1992, p.108

88.

A l’image de Balla Fasséké Kouyaté dépêché par Dankaran Toumani chez Soumangourou Kanté avant le retour de Soundjata Keïta et la bataille de Krina (cf. entre autres à D. T. Niane, 1960, ou C. Laye, 1978)

89.

1992, p.177

90.

idem, p.178

91.

idem, p.179

92.

ce concept de médiation, est au centre de la dernière partie de cette thèse ; sa définition renvoie au lien qui existe entre le journal et son lectorat

93.

A. Raffenel, Voyage…, Paris, 1846, p.15

94.

Dans la légende de Soundjata Keïta, comme nous l’avons rappelé plus haut, empereur du Mandingue, lorsque le pays est menacé par le roi sorcier du Sosso, Soumangourou Kanté, l’ambassade de Dankaran Toumani est formée par sa sœur Nana Triban et son griot, (en fait celui de son frère exilé Soundjata) Balla fasséké Kouyaté. La prise en otage de ce dernier d’ailleurs sera entre autres à la base de la fureur de son maître et au retour de ce dernier au pays, pour déclencher la bataille de Krina.

95.

A l’image de Oumar Diali, griot de l’Almamy Samory Touré, grande figure emblématique de la résistance à la pénétration coloniale française dans le Ouassolon.