Quand les cafards se libèrent…

Le Politicien est donc la première aventure de presse satirique en Afrique de l’ouest. Son fondateur, Mame Less Dia, dès le début du journal, entretient un lien étroit avec la presse française, en particulier avec le journal qui se rapprochait le plus de lui, notamment dans l’utilisation de la satire. En effet, dans son projet fondateur, Le Politicien est conçu en imaginant «  Le Canard Enchaîné  » qui devient ainsi le père putatif du satirique sénégalais. Il recevra, d’ailleurs, un appui technique franc et régulier du volatile français. C’est un projet novateur qui gagne du succès. Le journal satirique connaît une évolution qui durera jusqu’en 1987.

Cette année apporte une crise financière au sein de la rédaction du Politicien favorisant le licenciement de certains journalistes. Parmi eux, Sada Traoré. Celui-ci, voulant rester dans le métier de journaliste satirique, décide, avec ses confrères déchus, de fonder un nouveau journal. Ils l’appelleront : Le Cafard Libéré .

Ce nom n’est pas innocent. Rappelons que le nom du journal fait partie du dispositif et constitue le premier discours proposé au lectorat. A travers lui, en partant de lui, se constitue le premier facteur qui définit l’identité du journal. Enoncé à la fois minimal et dominant, c’est la région par laquelle chaque journal entre en relation avec son lectorat, comme le montrent justement M. Mouillaud et J-F. Tétu 105  :

‘« Il constitue le principe d’une attente, par le lecteur, de certains énoncés. Il noue avec lui un pacte qui, pour être implicite, n’en est pas moins signifié (et que le lecteur peut toujours opposer à son journal s’il estime que le pacte est trahi, dans une de ces lettres de protestation, par exemple, que les rédactions reçoivent chaque jour) ».’

Mais avant que le nom ne soit lu comme le premier lieu matériel du contrat de lecture, c’est d’abord un énoncé dont la signification qui lui est attachée, ne serait-ce qu’implicitement, mérite une attention toute particulière. Dans le cas du satirique sénégalais, il faut savoir que la mascotte du Politicien (donc le premier journal auquel appartenait Saada Traoré) était un cafard. Les journalistes qui partent du Politicien considèrent qu’ils se sont libérés en quittant l’autorité de Mame Less Dia. Ils se considèrent donc comme des cafards libres, d’où les caricatures de la une qui montrent des chaînes brisées.

La scission au sein de la rédaction de Mame Less Dia n’augure rien de bon pour son journal. A partir de cet instant, Le Politicien faiblit, ne paraissant que de manière sporadique. Pendant ce temps, Le Cafard Libéré entame et trace son chemin dans le paysage médiatique sénégalais. Il commence par être un bi-hebdomadaire (dans les kiosques, le mercredi et le vendredi). Cela n’est plus le cas aujourd’hui, puisque désormais, il ne sort plus qu’une fois par semaine : les mercredis. Depuis près de vingt ans, le satirique s’est imposé dans le quotidien des sénégalais dans une logique qui lui sied : « Le Cafard, ça tire dans tous les sens et ne satire pas l’ennui », peut-on lire, sous la plume du caricaturiste, sur le tableau noir de la salle de rédaction de la bestiole.

Le nom du journal est donc lié à son histoire, aux conditions de sa naissance. Mais au-delà de cette anecdote, ce nom rappelle une particularité de la bestiole : le cafard est connu pour son habileté à se faufiler partout, surtout lorsqu’il possède une certaine liberté. Le satirique sénégalais briserait alors les chaînes qui entravent ses mouvements et se lancerait à l’assaut de l’injustice, dénichant les informations les plus inaccessibles. Voilà les prémisses d’un journalisme d’investigation qui rattache encore mieux Le Cafard Libéré à son père putatif, Le Canard Enchaîné . Nous verrons ultérieurement, dans le cadre de la réflexion consacrée à l’identité de nos journaux, ce lien de filiation entre les satiriques africains et celui de la France. C’est à ce niveau que nous envisageons l’étude des rubriques de ce journal, d’autant plus que, comme nous le verrons, c’est un lieu hautement symbolique de l’identité, qui le rapproche flagrament du canard français.

Une dernière précision, concernant le nom : il pourrait aussi être rattaché au verbe « cafarder », qui signifie dénoncer, moucharder. Si l’expression renvoie à un comportement de bassesse, de sournoiserie, le satirique qui se l’approprie, l’anoblit en lui affectant une caractéristique justicière (fonctionnement de l’ironie, : dire une chose en pensant le contraire) : ici, il s’agit de dénoncer la bassesse des hommes, en espérant la corriger. Un combat difficile en Afrique, mais qui connaît d’autres adepetes, hormi les journalistes sénégalais. En effet, quatre années après ce difficile exemple du Sénégal, Boubacar Diallo emboîte le pas à Sada Traoré, en créant Le Journal du Jeudi , au Burkina Faso.

Notes
105.

idem, p.102