CHAPITRE 3 : INDEPENDANCE DE LA PRESSE SATIRIQUE

‘« Nous sommes capables de dire Non ! à n’importe qui, à n’importe quel moment ». ’

Voilà en quels termes répond l’Administrateur Général du Lynx à notre question liée à l’indépendance de son journal. L’indépendance est, en effet, sinon au centre du moins au cœur des préoccupations de la presse en Afrique. Si elle n’est pas soulignée dès la première page, elle se lit, en filigrane, revendiquée dans tous les discours qui émanent des journalistes. C’est elle qui garantit l’objectivité journalistique, garantissant, du même coup, l’expression démocratique.

Communication et démocratie se confondent n’est plus un scoop. Tout pouvoir absolu repose sur la peur, engendrée par le secret. La presse, les médias en général, deviennent les garants de cette noble marche vers le pouvoir démocratique. Le kratos, le pouvoir, désormais dans les mains du démos, le peuple, ressemble à un ballon chaque fois remis en jeu qu’il faut conquérir par le biais du langage, de la communication.

D.Wolton 112 titrait l’introduction de la 3ème partie de son ouvrage sur le lien entre démocratie et communication : « pas de démocratie sans communication ». Affirmant ce lien fort entre les deux concepts, il écrit que

‘« la communication n’est pas la perversion de la démocratie, elle en est plutôt la condition de fonctionnement. Pas de démocratie de masse sans communication ».’

Cette fonction éclairante des médias pourrait être l’objectif de n’importe quel journal. Mais une satire dans des pays à leurs balbutiements démocratiques ne saurait être autre chose qu’une preuve d’un élan de bonne foi de la part des autorités. Rappelons que dans le continent africain, à la suite du sommet de La Baule, les médias ont un rôle crucial à jouer. A partir du moment où la démocratisation des pays africains devient la condition de l’aide des pays développés, cette démocratie est rendue visible par l’existence de médias privés. Ces derniers se doivent d’être des relais d’une autre information qui se démarque de celle des médias étatiques. Mais il faut noter que

‘«  la presse aujourd’hui en Afrique est un facteur important de changement, moins peut être par son contenu que par l’existence de journaux indépendants des gouvernements aspirant à une meilleure situation », comme l’écrit A.J Tudesq 113 .’

Justement, de l’indépendance, il en est question pour tous ces satiriques qui la revendiquent, dès les premières lignes de leurs premières pages. Indépendant par rapport à quoi, à qui ? Au pouvoir ? Sûrement !

L’objectivité (objectif de tout journaliste) est une donnée fondamentale et une recherche constante dans la presse. Mais elle a tendance à se brouiller plus facilement lorsque nous avons affaire au genre satirique, surtout aux yeux de ceux qu’il vise, qui peuvent prétendre à la gratuité de ses attaques.

‘« Le [journal] satirique a tellement mauvaise réputation, nous dit C.Arnould, qu’avant même d’avoir ouvert la bouche ou couché la moindre phrase sur le papier, il est déjà coupable... pourtant les satiriques sont tous d’accord là-dessus : ce n’est pas le goût de médire qui les pousse. Pas du tout » 114 .’

Par exemple, pour ce journal Guinéen, Le Bon Choix , en l’occurrence, Le Lynx est enchaîné. En effet, à l’issue des élections du 19 décembre 1993, on pouvait lire dans ses colonnes :

‘« Le Lynx, journal satirique qui se dit « indépendant » ne l’est plus. L’a-t-il d’ailleurs jamais été ? ».’

L’article se poursuit en ces termes :

‘« Le « capitaine » des Comores qui dirige ce journal n’arrive pas à sortir des tenailles de Siradiou DIALLO 115 , son directeur de conscience et le virus de la désinformation a décridibilisé CAPI-SOUL [...] Désormais Le Lynx n’aura d’yeux que pour Fory Coco 116 . Même ce qui crève les yeux sera passé au ridicule, histoire de noyer le poisson.[...]Bravo Le Lynx ! Renoncer à son indépendance, se mettre soi-même les chaînes pour nuire à Fory Coco... »’

Lorsque nous en arrivons à des attaques de ce type, remettant en question le fondement même de la tâche des médias, une interrogation s’impose : Le Lynx est-il objectif ? Et c’est certainement pour souffler ce genre d’inquiétude, pour lever toute équivoque, que le directeur de publication de l’époque du satirique guinéen saisit la balle au bond, pour répliquer, par l’intermédiaire d’une sorte de droit de réponse.

Pour Souleymane Diallo :

‘«  Le Lynx ne se dit pas seulement indépendant. Il l’est. Il l’a toujours été. Le jour où il ne le sera pas, ses rédacteurs, ses seuls directeurs de conscience en tireront les conséquences... Nous l’avons toujours dit, l’indépendance du Lynx ne consiste pas à critiquer le gouvernement le lundi et l’opposition le mardi. Nous nous intéressons à la gestion de la chose publique. Dès que Le Bon Choix sera capable de réaliser que la Guinée n’est pas une chose privée, il comprendra, peut-être, pourquoi Le Lynx « n’a d’yeux que pour Fory Coco ». Belle Marquise ! ».’

Selon S.Diallo, l’œil de lynx ne sera

‘« dirigé sur l’opposition que dans la mesure où celle-ci veut nous gouverner ».’

Il ajoute à l’attention des responsables du Bon Choix  :

‘« Vous nous aiderez à déterminer si ceux qui gèrent la chose publique et ceux qui aspirent à le faire doivent avoir le même espace dans les colonnes d’un journal qui critique la gestion effective de ce bien public. C’est cette gestion, matérielle et humaine, qui crève les yeux. Le Lynx tente de la décrire. Il ne la tourne pas au ridicule. Elle l’est déjà. Le Lynx ne noie pas le poisson. On ne saurait noyer un poisson pourri. Il est déjà noyé surtout s’il est péché en eau trouble » 117 .’

C’est cette même quête de justifications qui conduit l’éditorialiste du Marabout à apporter ces précisions dans sa parution de décembre 2001 :

‘« Rassurez vous, Le Marabout n’en veut pas à votre vertu. La satire n’est pas satyre, avec un « I » grec, exhibitionniste à jambes de bouc. La satire n’est pas non plus la vindicte publique d’une certaine « poubelle ». Elle n’est pas l’insulte facile. Ni le mépris « branché ». Ni la gouaille populiste… La satire n’est pas toujours le cynisme, pas toujours l’indignation, pas toujours l’humour, pas toujours la colère, pas toujours l’irrévérence, mais un peu de tout cela alternativement ; parfois en même temps ».’

Si l’indépendance, par conséquent l’objectivité du satiriste est souvent remise en cause en Afrique, ce n’est certainement pas pour des raisons innocentes. Le journalisme du genre qui nous occupe, avec ses portraits à charge, ses impertinences, son audace et son outrecuidance, développées à propos de tout, mais soigneusement enveloppées dans un mouchoir d’humour, ce journalisme arrogant, touche à des sujets d’une extrême sensibilité dans lesquels le politique occupe la première place. Toute la vie publique, depuis les affaires sérieuses jusqu’aux événements les plus dramatiques ou tragiques, rien ne constitue un espace-sanctuaire pour la verve satirique. Alors, il suffit d’être de l’autre côté de la barrière pour confondre l’audace du journaliste à de la subjectivité. Mais il exprime son opinion et sa subjectivité, dirons nous, et alors ? D’autant plus que c’est cette subjectivité même qui fait de lui un satiriste !

Par ailleurs, la satire vit aussi avec l’intense obsession de ne jamais oublier l’espace dans lequel elle évolue. Elle s’enracine, en effet, profondément et solidement, dans un socle culturel qui fait sa richesse et qui en fait un discours précis s’adressant à un public bien ciblé. Témoins, ces mots dans le troisième numéro du Marabout , en décembre, où on pouvait lire ceci :

‘« Dans la lignée de ces ancêtres intimidants, et dans le sillon (pas le sillage) du Messager Popoli camerounais, du Cafard Libéré sénégalais ou de l’hebdromadaire JJ, Le Marabout intègre à la satire universelle la vivifiante culture africaine ».’

C’est justement sur ce plan de l’intégration des cultures locales que se joue la véritable dimension specifique du discours satirique. Pour être lue et acceptée, la presse satirique africaine doit intégrer les cultures de ses lecteurs. Chaque journal élabore son contenu en fonction de cet horizon d’attente. Les références culturelles sont autant de signes qui construisent son lectorat, en même qu’elles permettent à cette presse de fonder sa propore identité : donc, des spécificités qui fondent, à la fois, comme nous le verrons, son identité et celle de son lectorat. Ces signes sont, bien entendu, des lieux d’ancrage des discours implicites, postulats silencieux véhiculés par l’humour, les sous-entendus, ou par l’ironie.

Notes
112.

Penser la communication, Flamarion, 1997, p. 143

113.

1995, p.99

114.

1996, p.5

115.

un des principaux leaders de l’opposition guinéenne, décédé en mars dernier

116.

surnom attribué au président par Le Lynx  ; nous y reviendrons.

117.

Le Lynx   : N°96, du 17 janvier 1994