1-1°/- Une nouvelle presse engagée

Les débuts des années quatre vingt dix marquent un tournant dans l’histoire du continent africain. Après plusieurs décennies qui furent celles des médias étatiques, ce monopole est cassé par les transitions démocratiques et ouvre la voie à l’émergence d’une presse privée. Elle ne va pas seulement prendre position en tant que témoin de ces bouleversements contemporains, mais elle entend jouer aussi à la fois un rôle de juge et d’actrice de ces mutations politique.

A l’instar de Marie-Soleil Frère 118 , nous sommes convaincu que la presse navigue en Afrique entre plusieurs rôles qui découlent de trois préoccupations majeures : d’abord d’un point de vue politique, elle dénonce, elle sert de contre-pouvoir et de légitimation ; ensuite, elle se veut en lien avec sa société (représentation, information et formation de la conscience collective, engagement combat) ; enfin, elle se veut porteuse d’un projet d’évolution quant aux pratiques journalistiques puisqu’elle se constitue en parfaite opposition avec un journalisme passé où le culte de la personnalité et la propagande avaient pris le pas sur les notions de vérité et d’objectivité. Cette dernière fonction est étroitement liée à la première, autrement dit au politique. C’est elle qui nous intéresse dans le présent chapitre. Quant à la fonction de représentation, elle ne peut d’une certaine façon être écartée de la préoccupation politique, même si nous envisageons de l’aborder plus amplement par la suite lorsque nous étudierons le lien de la satire avec les cultures locales.

Quel qu’il soit, tout énoncé satirique repose sur un projet affiché de dénonciation. Les fondements de nos journaux sont à l’image de ce principe universel. Ils répondent et revendiquent chacun cette exigence de dénonciation des abus et des irrégularités dont les pouvoirs politiques africains détiennent le « secret ». Les transitions démocratiques en Afrique sont loin de résoudre et d’effacer plus d’un quart de siècle de monopartisme. Aujourd’hui encore, des velléités d’un autoritarisme « révolu » coursent et rattrapent très souvent les gouvernants africains. Ces manquements aux principes démocratiques font l’affaire de la presse privée et sont passés dans la moulinette humoristique des médias satiriques. Lorsqu’ils « croquent » les hommes politiques à coups de caricatures grossières (à voir dans le chapitre suivant) et mots truculents, ils déclenchent animosité et agressivité. Ils engendrent des protestations de leurs adversaires qui se soldent parfois par des abus.

Dans un contexte politique nouveau, par son fonctionnement et la saturation de son paysage (non seulement en terme de médias et de partis politiques), la presse privée ne trouve pas un terrain vierge, dans la mesure où les médias de l’Etat ne sont pas forcément morts avec leurs engendreurs qu’étaient les dictateurs des régimes issus des indépendances. Il y a ainsi une rivalité entre deux bords : d’un côté, les médias de l’Etat, et de l’autre, les privés dont la satire tient actuellement une place privilégiée. Œil extérieur, vigilent (comme un œil de lynx !) et truculent, la presse satirique africaine se constitue en véritable contre-pouvoir, pôle inflexible qui offre régulièrement quelques espaces « réservés » aux politiciens du continent, sans aucun état d’âme, est-on tenté de conclure. Sa vigilance et sa combativité constituent

‘« un garde-fou inestimable dans la lutte pour l’avènement d’un Etat de droit et d’exercice de la démocratie », assure La Gazette du Golfe béninoise 119 .’

Si nous restons prudent et mesuré sur sa revendication de quatrième pouvoir (parce que à notre avis, ce pouvoir ne peut être mesuré qu’à l’aune de l’opinion publique ; et nous savons que la constitution de celle-ci se situe bien au-delà des médias, d’autant plus que nous sommes dans une société à plus de soixante dix pour cent d’analphabètes), il est indéniable qu’elle est un réel outil d’opposition, là où les leaders de l’opposition politique reste très souvent lâche et corruptible. La presse satirique se fonderait ainsi comme contre-pouvoir pour tenter d’équilibrer la balance. Son musellement devient presque impossible, au risque d’être perçu comme un aveu d’autoritarisme des pouvoirs publics.

Finalement,

‘« … l’utilité de la presse indépendante pour les gouvernants est indéniable. En effet, la presse indépendante constitue la meilleure façade démocratique que puisse s’offrir un régime politique […] Elle est visible, palpable, elle concrétise des libertés au contenu abstrait. Son existence peut donc déboucher sur une ambiguïté : elle critique le pouvoir en place, dénonce ses pratiques antidémocratiques, mais par le simple fait qu’elle est autorisée à le faire, elle peut servir de caution au régime qu’elle met en cause » 120 .’

Cette fonction de légitimation est très importante dans les régimes actuels africains. Le processus démocratique exige des preuves à l’égard du monde extérieur et notamment des pays occidentaux dont les aides financières sont les supports supposés au développement africain. Il faut donc conserver ces impertinents sur l’échiquier médiatique et politique pour servir de caution démocratique. Mais, c’est un tort considérable de croire que leur existence sera vaine figuration, puisqu’à la fonction de légitimation s’articule celle de l’engagement et du combat. Neutre, la presse satirique ne peut naturellement pas l’être. Elle entend s’engager nécessairement et se battre « objectivement ».

Si l’histoire politique africaine est émaillée d’arrestations arbitraires de journalistes et de fermetures intempestives de locaux, les décideurs de ces musellements ne peuvent ignorer, même s’ils le feignent quelques fois, ceux qui se définissent comme les « voix des sans voix ». Les décennies de dictatures n’ont pas étouffé ces porte-voix ; elles ont au contraire développé une soif d’information qui s’exprime violemment avec l’avènement de la démocratie et du multipartisme. De toutes façons, comme nous le soulignions dans notre introduction, la naissance des médias privés constitue l’indicateur le plus palpable et vérifiable de la mort du monopole étatique de l’information.

La construction d’un nouvel espace public en Afrique a favorisé l’éclosion d’une contradiction dans les discours jusque là contrôlé par l’Etat. Cependant, il serait trop facile d’affirmer la simplicité de cette mutation d’autant que l’appropriation des nouveaux outils caractérisant cet espace (nous entendons les médias) reste encore une affaire d’élite. Dans des pays où le taux d’alphabétisation est très insignifiant, dans des pays où l’oralité demeure le mode de communication le plus répandu, les médias privés ne peuvent aucunement se prévaloir d’être les uniques facteurs de constitution de l’opinion publique. Lorsque l’écrit croise la culture séculaire de l’oralité, au bout du compte, on pourrait assister à la naissance de la presse satirique. Ainsi, cette nouvelle presse ne serait-elle pas l’alternative d’une ancienne trop repliée sur elle-même, qui prend du plaisir à s’écouter se parler, avec des constructions phraséologiques dont elle seule aurait finalement les clefs de décryptage discursif ? Discours à foison, construction lexicale alambiquée, la presse d’information générale africaine ne saurait en fin de compte s’adresser qu’à cette petite cellule élitiste.

A l’opposé, les journaux satiriques, eux, sont à l’écoute de la société, de la rue, du peuple, pour résonner de ses préoccupations, de ses attentes, de ses maux, avec ses mots. Et puisque tout discours est intrinsèquement politique (surtout lorsqu’il s’énonce à travers les outils qui caractérisent l’espace public), l’investigation satirique devient pourfendeuse des arcanes de la politique. L’impertinence dont elle porteuse ne se soucie plus désormais du politiquement correct et c’est sur la base de cet audacieux choix que se construit la reconnaissance des lecteurs, et pose les bases d’un nouvel espace public.

Notes
118.

2000, p.417

119.

cité par M-S Frère, 2000, p. 420

120.

M-S. Frère, 2000, p. 421