1-2°/- Un espace public second

C’est le lieu de définir la place particulière de la caricature, ingrédient majeur de la satire, dans l’espace public qu’on peut nommer espace public second ou parallèle. Dans l’espace public tel qu’il est défini par J. Habermas, qu’on appellera espace public premier, c’est à dire le lieu fondé par des logiques politiques d’appartenance, l’espace public dans lequel évolue la caricature, la satire, est fondé par des logiques de représentation distanciée. On ne revendique pas ici une appartenance, on veut une place qu’on revendique. Cette place est certes décalée, mais elle a le mérite d’exister au lieu qu’on se pose comme simple témoin, comme c’est le cas dans l’espace public premier. Dans cet espace qui est celui de la caricature, on n’agit pas, on n’intervient pas dans l’exercice des pouvoirs, mais on propose un regard sur l’espace public. Le satiriste, le caricaturiste par son discours prend la place de la lampe impétueuse qui éclaire les défauts que l’on voudrait bien cacher. L’espace public de la caricature, donc espace public second, présente trois caractéristiques fondamentales : un espace irréel, un espace fondé sur un second discours, décalé, et un espace fondé sur des compétences.

Donc, premièrement, cet espace est irréel : la caricature ne débouche jamais sur un pouvoir réel, ni sur des décisions ni sur des actions effectives. Certains médias, dans certains cas, peuvent avoir des incidences réelles et directes sur la société en impulsant des événements ou des faits ou des actions ; ce n’est certainement pas le cas de la caricature. Elle ne peut, tout au plus, qu’inspirer certains acteurs lors des moments de choix d’événements et de stratégies. Puisqu’elle est un témoin privilégié des évolutions de la société (cf. première partie de cette thèse), la satire, à cet égard, peut être seulement un lieu d’inspiration. D’où cette question : la presse satirique africaine se résumerait-elle à une production banale et sans conséquence aucune, comme si les « fous du vendredi » par exemple (nom que s’attribuent les journalistes du Messager Popoli camerounais) n’étaient en définitive que des simples fous, des bouffons du roi qui ne sont là que pour amuser la galerie ? On ne lit la presse satirique africaine rien que pour rire d’une caricature, d’une allusion, d’un sous-entendu ? Pour Jean-François Julliard, responsable du desk Afrique de Reporters sans Frontières  :

‘« Les gouvernants de plusieurs pays d’Afrique ne prêtent aucune attention au dessin. Ce n’est que ce qui est écrit avec sérieux qui les effraie. Ils minimisent la portée des journaux satiriques et n’y voient que des bouffonneries qui ne mettent pas en danger leur pouvoir ».’

Voilà la raison majeure pour laquelle nous restions prudent sur des propos tendant à faire de la presse satirique africaine un outil évident de contre-pouvoir. Nous sommes dans un discours décalé, un discours avec des implications relativement faibles, en tous cas si nous voulons voir cela en termes d’incidence sur la société, sur les décisions et sur les actions qui engagent sa vie et son évolution. D’ailleurs c’est ce décalage qui fonde la seconde caractéristique l’espace public de la caricature.

En effet, le discours satirique est toujours la reprise d’un discours. En fait, la satire et la caricature se forgent à partir de citations. Il peut s’agir de la reprise humoristique de propos effectivement tenus ou des propos ou gestes que pourrait avoir un acteur politique. E. N’ganguè écrit ceci :

‘« La caricature dans les journaux en Afrique joue le même rôle que celui du « Bébête Show » ou des « Guignols de l’Info » à la télé française : la mise en scène des situations politiques où le burlesque et l’ubuesque des comportements des uns et des autres font surface. Le dessinateur et son scénariste ont en effet la possibilité d’inventer des situations rêvées par le public. Par exemple, mettre en images une rencontre fictive entre le président de la République et le leader de l’opposition, alors que ces deux acteurs ne peuvent pas se voir en peinture ! » 121

La satire prend ainsi de larges libertés pour figurer un monde qui échappe très souvent aux règles de la réalité. Donc, qu’il s’agisse de propos prêtés à un acteur politique, repris de façon humoristique, ou de la caricature dessinée de gestes, d’attitudes, de costumes, qui caractérisent publiquement et indubitablement un acteur politique, l’espace public second constitué par la caricature est toujours une reprise décalée, distanciée, de l’espace public premier, celui de la réalité effective et des politiques effectifs. C’est pourquoi, on peut reconnaître et lire les discours et les pratiques institutionnelles en interprétant les satires et les discours humoristiques produits de la même époque. C’est donc un miroir, décalé certes, mais un miroir quand même. Mais l’interprétation et la lecture de la satire présuppose de la part de son public certaines compétences, c’est la troisième caractéristique de l’espace public second construit par la caricature.

Lire la satire, comme nous le soulignions précédemment, suppose des connaissances préalables : le lecteur ne peut nullement maîtriser l’espace public second s’il ne dispose pas d’une grande connaissance de l’espace public premier et une certaine familiarité avec celui-ci. Le discours satirique et caricatural ne peut être lu par n’importe qui car, la lecture et la compréhension de ces énoncés requièrent la reconnaissance immédiate de leurs cibles. C’est un monde clos, bouclé, dans une certaine mesure, et y pénétrer ne peut être à la portée de tous, seulement de ceux qui partagent les clefs avec l’auteur, gardien du temple et c’est à lui que revient la distribution du sésame qui permet l’accès aux lieux. En ce sens, il y a, dans tout espace public second, quelque chose de relativement élitiste (la caricature est une mise en valeur de traits caractéristiques avec une forte accentuation des traits physionomiques et psychologiques ; la lire part de la connaissance de ces traits originels) qui vient se mettre en contradiction avec le caractère populaire de toute satire, surtout lorsqu’elle est africaine. Car, nous soutenions ailleurs la thèse selon laquelle la presse satirique africaine, à cause de la langue qu’elle utilise, est plutôt populaire, à l’opposée de la presse classique plutôt élitiste.

La presse satirique africaine est au cœur d’une contradiction lourde, mais fondatrice. Celle-ci est inhérente au genre et prétendre la dégager de la satire revient à nier en même temps ce qui la fonde. Comment concilier le caractère populaire avec cette composante « élitiste » qui ferme par son existence même l’accès à la satire ? Le consensus est tout trouvé puisque c’est le genre qui se définit lui-même à partir de discours implicites. Et c’est l’exhumation de discours clairement cachés et volontairement tus qui nous place dans la position d’élite, s’il en est. Ne pouvant pas tout dire aussi clairement que ce qu’on a conçu aisément, l’implicite devient l’unique recours pour dire sans porter la responsabilité de l’avoir dit .

Pour finir, rappelons que le politique, en Afrique, qui se revendique et à qui on a jusque là prêté des valeurs divines, se retrouve face à un adversaire qui ne s’embarrasse plus de limites pour mettre a nu ses écarts. La question du lien entre l’obéissance au pouvoir politique avec l’obéissance à Dieu 122 , à partir de laquelle nombre de politiciens africains construisent et assoient leur légitimité, est balayé d’un revers de critique porté par une main humoristique. Le pouvoir infaillible n’existe pas pour la satire, car tout acte, quelque part, se conçoit et se réalise avec sa dose humaine qui confirme le postulat de « nul n’est infaillible ». D’ailleurs, la petite faille, cette marge d’erreur qui fait de nous des humains, c’est en elle que se glisse la plume satirique. Elle est dans l’obligation vitale de la chercher, de la trouver,

‘« …Soupeser le fruit et le retourner plusieurs fois, dans tous les sens. Peu à peu, le fruit présentera, de lui-même, comme une offrande, l’endroit exact où il fauta lui plonger le couteau dans le ventre » 123 .’

Il faut donc retenir que la satire ne peut se satisfaire de ce qui fonctionne. Son bonheur, son existence même est conditionnée par la recherche, la localisation et la dénonciation des dysfonctionnements du système. Les structures politiques en général, et en Afrique en particulier, sont loin d’être parfaits. Au contraire, ils sont les lieux de « grimaces », de langue de bois qui fondent ainsi le socle et la légitimité de la presse satirique qui par les caricatures que produisent les hommes politiques se délectent à coups de crayons impertinents. Cela nous amène, à présent, à nous poser, clairement, la question de l’existence et du fonctionnement de la caricature dans la presse satirique.

Notes
121.

In Les Cahiers du journlaisme, N°9, Autonme 2001

122.

F. Borella, Critique du savoir politique, PUF, 1990, p.206

123.

K. Kwahulé, P’tite Souillure, Editions théâtrales, 2000, p.64.