CHAPITRE 2 : LES ENJEUX DE LA CARICATURE

2-1°/-L’art de la caricature

Dans cette partie, nous construisons notre réflexion à partir du travail commun à Roland Searle, Calude Roy et Bernard Borneumann 124 . La satire, c’est l’art de charger , de livrer une charge d’agressivité. Elle a (ou tout au moins elle se donne) les justifications d’un jugement. Elle distingue le vice de la vertu, la force d’âme de la faiblesse de caractère, le bon grain de la risible ivraie. Justicier, le satiriste remplit aussi un office didactique : il enseigne la voie du bien, en désignant le chemin du mal. Il n’est pas celui qui rit parce que le passant trébuche ; lui, fait rire du sujet qui trébuche parce que le moqueur lui a donné un croche-pied. Autrement dit, il met en place les mécanismes qui induisent les facteurs qui provoquent et qui déclenchent le rire. Et c’est à ce niveau que se situe l’art même de la caricature.

Donc, la caricature se définit par sa capacité à charger sa cible : une charge péjorative de la nature de la non-beauté. A la différence de la photographie dont la chambre noire reflète, la caricature en appelle à l’œil humain qui, subissant la charge de l’esprit, charge la main de l’artiste de choisir, d’accentuer, de supprimer, de souligner, en un mot de charger de significations une image. Cette image n’est jamais celle d’un miroir, mais une interprétation chargée d’exprimer une cosa mentale. C’est dans le choix opéré et exprimé par l’esprit, dans la retranscription du réel, que réside toute la valeur, et la nature, s’il en est, de la caricature. La caricature est un mode discursif qui oublie souvent son modèle à charger, et se contente d’être la décharge d’une énergie malheureuse ou d’un sentiment contenu. Dans une société très souvent aux antipodes de la conscience, de la morale et de l’éthique, la caricature s’y soustrait en dénonçant, dévoilant et en démasquant les tares. Le caricaturiste garde l’espoir d’anéantir les imposteurs qu’il attaque, de percer les bedaines qu’il crève ou d’humilier les faciès qu’il dénude. C’est un citoyen impuissant qui a tout perdu, sauf la ressource de faire comme si… Ainsi, l’humour serait-il la force de caractère des faibles, la distance voltigeante qu’ils prennent avec la force, le caillou de la fronde qui ne vient pas forcément à bout d’un cuir trop épais de la société corrompue, néanmoins qui vient à bout, ne serait-ce que l’espace d’un instant, du désespoir de l’écrasé. La caricature n’est pas une action, mais une liberté de langage qui libère l’humeur et le cœur, le temps d’un rire et l’espace d’un regard dans l’espace où se pose le dessin. L’homme qui rit de son ennemi sans l’avoir abattu, l’homme qui rit de son malheur sans l’avoir supprimé, ont soulagé la tension qu’ils subissaient sans avoir écarté le poids de leur désir profond. Le cœur serré est dénoué sans que les liens du servage soient obligatoirement tranchés.

Lorsque les médias classiques (et les hommes qui s’y expriment) prennent tout au sérieux, l’humoriste se moque de cet état. Son sérieux à lui sert à mieux se jouer de la farce des choses et des autres. Cependant, ce jeu n’est pas gratuit. Il se met en place en obéissant à des fonctions précises dont la plus évidente est d’être une déformation critique qui tendrait à réformer ce qu’elle déforme, une déconstruction qui voudrait mieux reconfigurer ce qu’elle aura défiguré. Le langage du dessinateur tend, par ce fait, à rejoindre celui d’un moraliste se battant pour l’expression d’une conscience collective exempte de toutes marques négatives. Il accuse un trait particulier qu’il a repéré, parce qu’il se place comme l’accusateur d’une attitude morale.

Mais, comme nous l’avons vu dans nos préliminaires théoriques, n’importe qu’elle caricature ne peut être celle de n’importe quelle société, puisqu’elle a un ancrage social et culturel très fort. Elle suppose chez le spectateur un système de références commun avec le caricaturiste : la connaissance partagée des personnages et des mœurs, des événements et des conflits auxquels elle s’applique. Elle permet de saisir l’esprit d’une époque, d’une société mieux que les documents historiques. C’est pourquoi elle se caractérise par une relative rapidité de vieillesse. Elle est l’instantané de l’esprit, et reste mortelle. Cette mortalité est donc liée à la société dans laquelle elle prend naissance, une société dont les acteurs sont dessinés avec des déformations exagérées sans que celles-ci n’entament la ressemblance avec le modèle. En outre, la caricature est un discours qui propose un regard comique pour le tragique ou le tragique par le comique. Dans Le Portrait de l’artiste en saltimbanque 125 , Starobinski fait cette importante remarque, en affirmant qu’avec la caricature :

‘«L’effroi se convertit en rire, les terreurs primitives se perdent dans la farce profane : les grimaces obscènes et grotesques opèrent un exorcisme qui transforme les forces de mort en puissance de fécondité. Donner un nom à l’horreur sans nom, en faire un objet de représentation, c’est transformer ce qui nous dépasse en ce que nous dominons. C’est donner à l’indicible une figure définie, dont bientôt le langage se jouera en toute liberté ».’

C’est exactement ce que fait la presse satirique africaine lorsqu’elle ironise sur la situation économique du continent, ou lorsqu’elle propose un regard détaché, décalé et de dérision sur les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats Unis. Nous verrons cela en détails dans la dernière partie de cette étude.

Retenons seulement que la caricature est une forme d’expression qui doit et veut rechercher ce qui est différent et particulier. Par là même, elle use de l’exagération (caricatura : caricare (de l’Italien)= charger, exagérer), de l’agrandissement, de l’invention formelle ou de la re-création du réel, afin de rendre visibles une vérité ou une réalité qui lui sont propres. L’humour et l’ironie sont des procédés discursifs qui, finalement, permettent de regarder derrière le masque. Rappelons au passage que l’analyse critique des problèmes du monde par l’ironie et la satire garde aujourd’hui encore son entière signification. Le recours au non-sens, à l’absurde et à la distanciation grotesque font que le monde même est devenu une véritable caricature en soi. De ce caractère, découle une capacité, pour chaque lecteur (lecteur modèle ?), pour chaque société, la sienne, d’être associée à la réalisation même du message satirique. La caricature fait appel ainsi à la propre créativité du lecteur, à sa capacité d’établir des associations, et à son pouvoir d’en prolonger les combinaisons : l’ironie devient matière à réflexion. Et cette ironie trouvera dans le champ politique le lieu par excellence de son expression et de son développement.

Notes
124.

La Caricature : art et manifeste, du XVIème siècle à nos jours, traduit et adapté de l’allemand par J. E. Jackson, Genève : Skira, 1974

125.

publié chez A. Skira, 1970