2-2°/- La caricature politique

‘« La caricature politique se charge plus volontiers de démolir que de construire » 126 .’

Ces mots sonnent en écho à notre problématique : la presse satirique africaine se fonde comme un discours de critique systématique des acteurs politiques. L’exercice de la presse satirique implique un impératif majeur qui est en fait une composante essentielle de son projet : c’est la caricature. Nous admettrons, ici, que le dessin humoristique constitue un facteur primordial de rapprochement de nos journaux africains avec leur lectorat potentiel. En tous les cas, la constitution du comité de rédaction d’un journal satirique ne peut faire l’économie d’un dessinateur. Le coup de crayon habilement grotesque et foncièrement moqueur est aussi à la source de la réflexion satirique. C’est pourquoi, il faudrait envisager, ici, la dimension d’une signification hautement politique de la caricature.

Dépendante de la liberté d’expression et de presse, fondement de tout régime démocratique, la caricature fait partie de l’exercice normal de la critique. Une démocratie ne peut être totale que si les acteurs politiques peuvent être librement soumis au libre examen et au libre jugement de la société dont ils sont les représentants.

Dans le cas qui nous intéresse, les démocraties africaines, fussent-elles balbutiantes, doivent désormais conjuguer avec l’apparition de leurs portraits modifiés dans les colonnes de certains journaux. Faisant alors partie de l’espace public, la caricature se constitue comme un miroir critique de la société, un miroir distancié, non d’identification. Elle est en plein dans la représentation des acteurs politiques, des pouvoirs dont ils sont porteurs et des idéologies dont ils sont les « serviteurs ». Le journal satirique sera ainsi le lieu de portraits grimaçants, grinçants et terriblement loufoques. Nous reviendrons sur le portrait, notamment dans la constitution de l’identité.

En attendant, il faut retenir que le « portrait caricatural » dans l’imagerie politique est loin du rôle que joue le portrait photographique. Si dans le dernier cas nous sommes dans un rapport de ressemblance et d’identité entre le signe, ou plutôt entre le signifiant et le référent, dans la caricature, c’est la symbolisation qui est retenue comme discours signifiant qui se révèle du lien entre les deux éléments du signe. Alors, qu’en est-il vraiment du rôle de la caricature ? Le rôle particulier du portrait caricatural peut se définir par quatre traits majeurs : être le miroir social, être un lieu de décalage, être un univers d’implicites, et être un discours d’opposition.

D’abord, être le miroir de la société. Mais, le miroir de la société politique que constitue la caricature est négatif. Le portrait et l’image photographiques, en plus de se positionner comme le reflet de la réalité photographiée, c’est un signe qui peut induire une certaine identification. La caricature elle, propose une vision distanciée et inversée de l’objet de son discours. La société représentée, ici, est un univers déconstruit, modifié, défiguré pour être mieux figuré, reconfiguré par les dessins et le dessein satiriques. La communication caricaturale est fondée sur cette distance que peut et doit prendre le public à la lecture du discours. Le rire du lecteur est la confirmation de l’adhésion au choix du journaliste, mais implique de ce fait la distance qu’il prend vis à vis de la cible. Cette force provocatrice de la caricature est certainement une des premières raisons du succès des journaux satiriques africains. Selon Aminata Sophie Dièye, ancienne responsable de la rubrique « Féministerie » du Cafard Libéré ,

‘« les analphabètes achètent les journaux satiriques parce que les caricatures sont tellement parlantes qu’ils peuvent, sans savoir déchiffrer les lettres, comprendre ce qui se passe grâce à l’image ».’

Pour notre part, il est temps de relativiser ce discours et d’être très prudent par rapport à cette thèse, dans la mesure où la lecture d’une image seule est une entreprise très périlleuse, à cause de son caractère polysémique. Une image, donc une caricature, est par définition un univers où se côtoient une multiplicité de sens et c’est justement à ce niveau que doit intervenir le texte écrit. Comme le montre si bien R. Barthes 127 , la floraison de sens que livre l’image doit être canalisée par le texte écrit en jouant une fonction d’ancrage. Une image ne serait alors ni fausse ni vraie, mais c’est le texte qui est vrai ou faux en fonction de ce qu’il dit que l’image dit. Il est certain que, pour le cas de la caricature, il y a une reconnaissance de l’objet caricaturé. Nous y reviendrons puisque cette prédisposition figure le troisième rôle de la caricature.

Mais en aucun cas, nous n’affirmons que cette reconnaissance ne peut être considérée comme la lecture de l’image. Certes, le lecteur analphabète peut « comprendre » l’image, mais le sourire ou le rire déclenché ne signifie rien d’autre que la reconnaissance de la cible, autrement dit, on fait une simple association entre la caricature et le personnage réel. La lecture, que nous appellerons compréhension, c’est à dire la possibilité de trouver (ou retrouver, puisqu’il est dissimulé) le message qui a guidé la main de l’auteur, cette lecture-ci procède d’un exercice plus complexe qui demande notre capacité à déchiffrer le message textuel. Ici, l’image est livrée avec un énoncé (souvent sous forme de bulles) et c’est justement l’interdépendance des deux, la prise en compte des deux univers discursifs (qui en réalité n’en constituent finalement qu’un seul : toutes les caricatures de nos journaux sont accompagnées de message linguistique) que la lecture est complète, autrement dit que le lecteur peut prétendre avoir reçu le message dans sa totalité ; et c’est dans ce discours que la presse satirique retrouve sa vitalité et construit sa large audience.

La victoire que semble prendre les journaux satiriques sur les journaux classiques peut aussi être vue ailleurs. On pourrait, entre autres, pour le moment, l’expliquer par la liberté de montrer sous un jour nouveau les acteurs politiques. Le journaliste camerounais, E. Nganguè, le précise bien :

‘« la caricature étant de l’exagération par essence, de la provocation par définition, la plupart des personnes croquées n’aiment pas se voir ainsi illustrées. Surtout celles qui ont fait des pieds et des mains pour se donner une image « polie » par une télévision à leur dévotion ou qui, quand elles se font prendre en photo, ajustent leur cravate et leur sourire. Or, la caricature est souvent sans pitié. Elle vous écrase un nez déjà épaté ou vous allonge définitivement une tête déjà oblongue » 128 .’

Justement, nous sommes là dans le second rôle que joue le discours caricatural. En effet, dans la caricature, les acteurs politiques qui ont la charge du pouvoir ne sont plus donner à être admirés ou à être respectés. Au contraire dans le champ qui est celui de la caricature, ils sont souvent soumis à l’exercice de la critique acerbe, de l’humour caustique et de la dérision outrageuse. En Afrique, on l’a déjà souligné ailleurs, le pouvoir politique et les hommes qui le détiennent sont considérés comme des prolongements du pouvoir divin. Ainsi, ils sont inaccessibles au peuple, semble-t-il. La représentation que l’on se fait d’eux fonde de ce fait un espace inviolable par le discours critique.

‘« Le succès considérable des publications satiriques au près du lectorat africain tient sans doute au fait qu’elles « arrosent » tout le monde, à la manière de leur modèle parisien, Le Canard Enchaîné… Aucun camp n’est épargné, c’est en effet un éventail extrêmement large de lecteurs, qu’ils penchent du côté du pouvoir en place ou du côté de l’opposition, qui ont désormais tout le loisir de se gausser de leurs « adversaires » au travers de caricatures et autres contrepèteries dont le personnel politique africain est tout naturellement la victime désignée » 129 .’

Cependant, nous devons souligner le troisième rôle de la caricature, facteur essentiel qui fonde l’image caricaturée. Celle-ci n’a de sens que pour un lecteur averti et elle ne peut avoir de l’existence que par rapport à une autre image, une première image existant dans la réalité, non caricaturée. Autrement dit, toute caricature repose à la fois sur le fait que le public reconnaisse l’acteur politique, en même temps que pour celui-ci, se faire caricaturer signifie une certaine reconnaissance dans l’espace public. Pour être reconnu pleinement sur les caricatures, la cible représentée l’est dans des situations ou avec des attributs qui font référence à des événements dans lesquels elle a été impliquée. La caricature, en réalité, ne fait que lire et interpréter, à sa manière, (évidemment toujours de façon distanciée et critique) l’événement dans lequel la cible a été prise.

Enfin, le dernier rôle de la caricature est de proposer un discours d’opposition. A la différence des autres formes de critique qui dénoncent pour donner un point de vue normatif, c’est à dire de présenter les acteurs politiques et leurs défaillances, tout en proposant un modèle qui permet de s’identifier aux acteurs en question. La caricature est toujours une énonciation négative et distanciée et ne prend jamais parti. La satire, la caricature ne peut exister que dans une situation d’opposition. Son essence même est dans une logique oppositionnelle. Le jour où elle ne peut s’opposer, elle est vouée à la disparition. Justement, puisque tout l’univers caricatural est négatif, tout y fait pour mieux ridiculiser la cible, l’identification devient impossible. L’adhésion que propose le discours caricatural se fait entre le lecteur et l’énonciateur pour mieux se moquer de la cible. Je est un sujet qui s’identifie au Tu contre Il . C’est ce discours d’opposition qui le fait tomber sous le coup de la loi, de la censure.

Notes
126.

La caricature  : art et manifeste… , Bernard Borneumann, Skira 1974

127.

La rhétorique de l’image, in Communications, N°4, 1964

128.

Presse satirique : la voix de l’avenir ?, in Les Cahiers du Journalisme, N°9, Automne 2001

129.

idem