3-2-1°/- Guinée : référendum vs mémorandum et ramdam ?

Nous disions dans la partie consacrée à la théorisation de la satire que le satiriste s’attaque souvent à l’écart qui se fait entre le dire et le faire d’un personnage. En 2001, en Guinée, suite à la décision de modification de la constitution (référendum usurpé et dénoncé), Le Lynx fait le bilan de seize ans de gouvernance d’un seul régime pour justifier ou non la reconduction de Lansana Conté à la tête de l’Etat. Dans une série d’analyses parues à travers plusieurs numéros, Bah Mamadou Lamine dissèque le résultat politique, économique et social de ces dernières années. Introduits par un titre à l’ironie mordante (« Promesses et Prouesses ! »), la page et les articles, divisés en deux parties, permettent au Rédacteur en Chef du Lynx d’aligner les promesses du chef d’un côté, pour mieux les considérer de l’autre, après coup, comme des prouesses… verbales qui ne peuvent absolument pas justifier d’autres années de gestion publique par la même administration. Pour permettre au lecteur de mieux saisir la dénonciation, le journaliste commence par un chapeau qui se décline comme suit :

‘«Le discours-programme du général-Président Lansana Conté du 22 décembre 1985 a fait date en Guinée. Pas un ministre, pas un responsable gouvernemental, pas un politicien de la mouvance présidentielle ne commence un discours sans s’y référer. Il y a bientôt 16 ans que ce programme a été lancé. Il y a plus de 15 ans qu’il est à l’épreuve du temps et des hommes. Aujourd’hui, des gens se font les chantres d’un référendum permettant au général de « continuer son œuvre » par un mandat supplémentaire. En révisant la constitution. Ces gens, loin de penser à la Guinée et au Président de la République ne pensent qu’à eux-mêmes. Ils n’ont certainement pas lu le discours-programme de 1985. Son auteur est un démocrate, un patriote. Ils veulent en faire un dictateur. Leur échec est garanti. A cette occasion, nous avons relu ce discours et nous l’avons décomposé, analysé, étudié ; Nous avons mesuré les écarts et établi un bilan ».’

Ouvrir notre analyse des événements par ces articles du Lynx permet de cerner, concrètement, un des rôles majeurs de la presse : dénoncer les écarts des uns et des autres. Lorsque la technologique triviale de la presse se conjugue à la technique de la satire, il est indéniable que la critique qui surgit se portera plus loin que sur une simple narration de faits bruts. Au-delà, la caricature et l’humour construisent une critique acerbe dans laquelle le rire constitue le repère de la distanciation dont nous parlions plus haut.

Le monde politique, en Afrique, reste encore un terrain relativement sérieux, peu accessible aux populations, avec des lieux communs dans lesquels le divin a une forte prégnance. Le chef y est vu comme représentant de Dieu sur terre. La fatalité et des convictions forgées par des croyances et des superstitions religieuses séculaires tiennent une bonne place, construisant la séparation, la barrière entre l’univers des politiciens et celui du bas peuple. Depuis peu, c’est la presse satirique qui viole ce sanctuaire, c’est elle qui fait tampon entre les deux mondes. En ridiculisant le pouvoir, elle lève le tabou de l’impunité, ramenant de ce fait les hommes politiques à ce qu’ils sont naturellement : des humains. Elle ne va donc pas tâtonner avec l’autorité, en dévoilant au public sa part d’humanité, autrement dit ses défauts, ces erreurs et ces fautes que l’on voudrait taire. C’est justement tout cet appareil impressionnant déployé par le politique pour masquer ses bêtises et ses digressions qui va bâtir le soubassement du ridicule. On lève le rideau sur l’imperfection, les défauts, les déboires face aux devoirs non accomplis.

Nous disions tantôt que la politique africaine produit de véritables caricatures, des personnages qui font le bonheur des satimédias. La Guinée de Lansana Conté, à en croire les mots de Bah Mamadou Lamine, ne connaît pas forcément le bonheur après seize ans de gouvernance du même homme. Les Guinéens sont perdus, l’Etat s’est perdu, la corruption et le népotisme reconnus et la justice mal rendue. Le discours de Lansana Conté de 1985 pose cette question :

‘« De quoi la Guinée a-t-elle besoin ? De producteurs libres et entreprenants, d’un Etat au service du développement. Pour l’instant, elle n’a ni les uns ni l’autre » 138 .’

Le commentaire du journaliste lui répond :

‘« Les besoins n’ont pas changé. Mais la Guinée, à l’instar de Diogène le paradoxal qui, une lampe allumée en plein jour dans les rues de l’antique Athènes, cherchait un homme, la Guinée dis-je est toujours à la recherche de producteurs entreprenants […] Quant à l’Etat, pour qu’il soit au service du développement, il faut qu’il existe d’abord. Avec ses fonctionnaires qui ne viennent au boulot que le jour de la paie. En Guinée l’Etat est plus néant que jamais » 139 .’

Dans la suite de l’article, ce constat du Chef de l’Etat Guinéen :

‘« L’immobilisme, l’irresponsabilité deviennent des vertus : particulièrement chez les fonctionnaires. Le vol et la corruption règnent. Comme les ressources naturelles, les ressources humaines sont gaspillées ; comme les biens matériels, les valeurs morales se dégradent ».’

Bah Mamadou Lamine lui oppose :

‘« Merci, Monsieur le Président. Cette réalité est toujours présente, obsédante. Pourtant des Guinéens de qualité existent. Mais ils n’ont pas suffisamment de relations pour être dans le circuit. Ou bien, ils ne savent ni ramper, ni laver les chats. Népotisme, clientélisme politique, relatocratie. Pour la méritocratie, revenez demain ! »’

Quand, en 1985, L. Conté lançait que l’Etat avait disparu, en 2001, B. M. Lamine réplique :

‘« Monsieur le Président, il n’est toujours pas revenu. On va lancer un avis de recherche international. Parce que ce « bon Etat Guinéen » s’est transformé en véritable fantôme ».’

Quant à la justice, dit L. Conté, elle n’est tout simplement pas rendue,

‘« au lieu d’arrêter les voleurs, la police vole pour son propre compte ; chaque fonctionnaire prélève sa dîme ». ’

Ce qui amène le satiriste à ce commentaire :

‘« Elle n’est toujours pas rendue. Les rares bons juges qui existent ploient sous la dépendance matérielle (faibles revenus), morale (pensions, interventions, interférences), psychologique et intellectuelle. Quant aux policiers, ceux de la route continuent d’acheter leurs sifflets et leurs tenues. Il y a quelques années, un sous-préfet nous avouait qu’il volait parce qu’il est mal payé. (Comble de la malhonnêteté et de cynisme). Combien de préfets voleurs avons-nous dénoncés dans ces colonnes et qui courent toujours ? ».’

Cette dénonciation à la structure binaire de l’ancien chef de la rédaction du Lynx se déclinera dans les colonnes du satirique pendant un peu plus d’un mois. Tout au long du mois de juillet jusqu’au début d’août, une page entière sera consacrée à cette analyse, cette décomposition, cette étude du discours de 1985 sous l’œil vigilant de Bah Mamadou Lamine. Tour à tour, presque toutes les structures étatiques sont examinées sous la loupe de l’œil de lynx. Si, à la prise de pouvoir par l’armée, la Guinée avait besoin

‘« de fonctionnaires au service exclusif de leur pays, de fonctionnaires responsables et efficaces, de fonctionnaires conscients d’appartenir à une équipe » ; ’

et aujourd’hui encore,

‘« le besoin est toujours là M. le président, cette espèce d’hommes (ou de femmes) a déserté la fonction publique. Ils sont devenus plus vieux, plus inefficaces, plus budgétivores, plus corrompus. Et le pire c’est qu’ils ne font rien. Ils sont partout sauf au bureau… ». ’

Plus loin le nouveau président de la Guinée compare l’économie du pays à « un véhicule abandonné, laissé longtemps sans entretien ». Pour le satiriste, cette situation est une réalité qui a empiré :

‘« C’est toujours un vieux camion au moteur poussif qui n’a été ni resegmenté ni rechemisé. De plus, il n’a plus de pneumatiques. Cette économie est devenue une terrifiante machine à fabriquer des pauvres ».’

Et la caricature de Slim est on ne peut plus éloquente :

Deux facteurs sont à retenir, fondamentalement, de cette première analyse : premièrement, il s’agit, à notre avis, du choix opéré par le journaliste dans le repérage de ce qui va constituer la base de ses attaques. Ici, se trouve justement un des piliers essentiels de la critique satirique. Elle n’existe que pour pourfendre les abus et le mal. Son but est de dénoncer surtout ce qui ne va pas. Le jour où le mal n’existera plus, la satire sera condamnée à mourir. Mais, nous savons, tous, que cette société aux couleurs exclusives de l’amour et du bien est utopique.

Le second facteur à prendre en compte dans l’étude de ce bilan du Lynx est lié à ce qui est à la source même de cette réflexion du journal : il faut savoir, en effet, que ces articles n’arrivent pas par hasard dans les colonnes du satirique guinéen. L’année 2001 a été une période politiquement houleuse dans ce pays.

Le Président Lansana Conté prend le pouvoir à la suite de la mort de Sékou Touré, en 1984, à la faveur d’un coup d’Etat militaire. Depuis cette date du 3 avril 1984, c’est lui qui dirige la Guinée, même s’il y a eu deux élections présidentielles multipartites, contestées par l’opposition. Seulement, la Constitution Guinéenne prévoit qu’on ne peut se présenter aux élections présidentielles que pour deux mandats à la suite. Cette disposition met de facto Lansana Conté hors-jeu lors des prochaines consultations, puisqu’il aura exercé successivement deux mandats. C’est la raison pour laquelle certains députés de la mouvance présidentielle lancent l’idée de modification de la constitution pour faire sauter les verrous de la limitation du nombre de mandats et de l’âge du candidat. Cela permettrait au Chef de l’Etat Guinéen, non seulement de se présenter une nouvelle fois pour briguer un nouveau mandat, mais aussi et surtout, de constituer la base de ce qui sera un « pouvoir à vie ». Mais pour avoir une légitimité, cette modification doit passer par un référendum.

Ainsi, quand L. Conté demandait à tous en 1985 de « n’avoir qu’une seule préoccupation : servir le pays », B. M. Lamine conclut, en 2001, son analyse en ces termes : 

‘« M. Le Président, les Guinéens ont jeté le patriotisme aux orties. Combien de « cadres » se sont sucrés sur le dos de l’Etat et continuent encore à le vampiriser aujourd’hui. Gros, gras et dodus, ils roulent en carrosses et vivent dans des palaces somptueux. En toute impunité. Ce sont les mêmes gars au patriotisme chancelant qui veulent vous pousser au référendum. En tant que Président, vous avez besoin d’une légitimité nationale et d’une légitimité internationale. Elles ne vous seront offertes que par les législatives sans référendum. Ceux qui pensent le contraire n’aiment ni la Guinée, ni vous. Ce sont des égoïstes ».’

A sa manière, le caricaturiste du Lynx participe à cette réflexion critique : a la une du 10 septembre titrée : « Révision constitutionnelle : Le référendum… c’est sûr ! », Oscar montre le dévouement, comment l’on s’affaire et l’on se bat pour « faire du projet du référendum une réalité ». On peut voir le Président Guinéen affalé dans un fauteuil au pied duquel est attachée une corde qui se prolonge à l’intérieur d’une urne (« caisse référendaire ») en construction. Pendant qu’on s’active autour de cette fameuse caisse ou que l’on est entrain de se battre (en haut, à gauche), le Président dort, en pensant, en arrière-plan, à sa couronne. Le vieux Koutoubou s’exclame :

‘« Koutoubou ! Non, mais… didon. Combat-là, c’est devenu clair et net maintenant, gô ! Mon vié 140 , pays là ! »’

Dans ce numéro, le journal lève tout doute quant à la tenue du référendum. La CNTG (Confédération Nationale des Travailleurs Guinéens) entre elle aussi dans la danse.

Le combat est suggéré à deux niveaux : d’abord, un niveau explicite par les deux personnages qui se battent en haut. Il s’agit bien de montrer l’engagement des proches de L. Conté à organiser ce référendum, d’où le niveau implicite et l’humour qu’on dissimule dans la contruction de la caisse. Le Président maîtrise la situation puisque la caisse est reliée à son fauteuil par une corde. Le caractère reposé du chef (il dort) est à opposer au travail des autres peronnages de la scène. Cependant ce repos n’est qu’apparent puisque L. Conté rêve de sa couronne, en même temps que lui coule sur le front de la sueur, expression évidente de sa préoccupation.

Les choses deviennent plus sérieuses et corsées dans les numéros 498, 499, 500, 502 et 503. Comme une structure en crescendo, le caricaturiste du Lynx s’emballe, au fur et à mesure que l’échéance du référendum s’approche, prévu le 11 novembre. Dans le numéro 499 la cartouche Référendum ironise :

‘« Le « capitaine » Fory Coco et son équipe ont choisi le 11 novembre pour diriger les Guinéens vers le référen…donne. Histoire de garantir au patron de la Cocoteraire un règne, sans frein ! »’

Dans ce numéro et le précédent (cf. les deux caricatures ci-dessous), le Président est face à ses troupes, menaçant :

Désormais, la loi est bafouée, les législatives, en attente, seront encore reportées. Le plus urgent est de reconduire le Chef d’Etat dans son fauteuil présidentiel. C’est ainsi que lorsqu’il reçoit une décoration (Oscar du développement) de la part des opérateurs économiques de son pays, son discours de remerciement vire inexorablement vers la question du référendum dont l’issue est fatalement le « Oui » à 100%. Il n’y a qu’à regarder les caricatures d’Oscar pour s’en convaincre  (à la une 498, une pancarte pend à son bras gauche, la même que sur le dessin qui illustre le compte rendu de son discours à l’occasion de la remise de l’Oscar du développement).

A partir de cette date, Le Lynx ouvre les vannes qui font apparaître le trucage de ce référendum. Les unes des numéros 500, 502 et 503 sont toutes les trois construites autour de cette avalanche de « Oui ». Que le Président trahisse son serment (reproche que lui fait le Président de l’Assemblée Nationale), qu’il veuille qu’on lui « foute la paix » (à force d’être traquée par la même question) ou qu’il dorme, le résultat est connu d’avance, sa reconduction est courue d’avance : c’est le « oui » qui l’emportera.

Lorsque Le Lynx rend compte de la position de Elhadj Biro, Président de l’Assemblée National, qui considère que le référendum est un coup d’Etat Constitutionnel, L. Conté est représenté comme un roi. En effet, il tient dans sa main gauche un sceptre et comptabilise des voix. L’ironie de ses résultats se trouve dans le foisonnement des « Oui » qui sont obtenus même lorsqu’on additionne un « Oui » et un « Non » ; ou pire, en ayant deux fois « Non », on obtient toujours un « Oui ». Les militants du PUP (Parti de l’Unité et du Progrès au pouvoir, toujours figuré par une pipe), veille aux résultats et disent évidemment que le peuple est content. Mais l’avis n’est pas partagé par le caricaturiste, puisqu’il prend soin de mettre le verbe entre guillemets. L’information, dans la caricature, n’est pas une question de conformité entre le réel et le compte rendu médiatique (la véracité des faits), mais une disctanciation. La construction du réel, sous la plume du caricaturiste, prend la forme d’une distance qu’il opère vis à vis du fait d’origine. C’est une réappropriation, sous un angle à la fois humoristique et souvent fictionnel, d’un fait.

Ailleurs, L. Conté est fatigué qu’on lui parle encore et toujours de cette même consultation. Alors à la une du 5 novembre, il lançait : « Qu’on me foute la paix ! ». Il veut marquer un arrêt dans cette agitation. Même lorsqu’il ne veut pas en parler, (le blocage est simulé par une barrière de passage à niveau STOP) il y en a toujours qui lui promettent des « Oui » à 100%, à 200%, à 400%. Le discours du Lynx insinue que les résultats sont connus d’avance, puisqu’il faut « voter oui ou oui en toute neutralité ». Partout dans le pays, des sacrifices sont offerts pour plébisciter le Général Conté. Des offrandes qui sont tellement interminables qu’elles provoquent la rébellion des bêtes, comme nous le montre Oscar dans la caricature à la une 501, du 29 octobre :

A cette date déjà, on pensait, au Lynx , que les jeux sont faits. S. Diallo s’inscrivait déjà dans une logique résignée puisque, selon lui, la Guinée a

‘«déjà un président imposé démocratiquement, élu par nous-mêmes. Et que si la prolongation illimitée de son mandat implique des souffrances et un recul certain de la démocratie, nous jurons d’ores et déjà que nous ne porterons jamais plainte pour non assistance à « démocratie en danger ». » ’

C’est le même esprit fataliste qui anime Bah M. Lamine quand il titre son article « Référendum du 11 novembre Oui ou Oui ? ». Selon le Rédacteur en Chef de l’impertinent journal, le référendum, c’est rien d’autre qu’ne façon de défoncer une porte ouverte car, tant que L. Conté le voudra, il restera Président «  si Dieu veut bien lui accorder l’âge de Mathusalem ». Mais, comme on a pu le constater, c’est dans la une du 12 novembre, au lendemain donc du référendum, que nous atteignons le paroxysme du jeu ironique et du ridicule de la situation (cf. une 503).

Mais, .la cartouche « Référendum » dénonce:

‘« Chose promise, chose bue. Le 11 novembre, on a voté. Sans enthousiasme ». ’

Dans ce passage, la digression est faite à travers l’expression consacrée « chose promise, chose due ». La substitution de « bue » à « due » participe de la fonction humoristique de l’énoncé, en même temps qu’elle implique l’inéluctabilité du fait : on boit quelque chose pour simplifier ; le liquide est plus facile à faire passer que du solide. Tout dans le pays doit désormais se faire en conscience d’un référendum bouclé. On doit l’intégrer, même si les journalistes du Lynx continuent la dénonciation : à Conakry les élèves se mettent-ils en grève contre le référendum, le vote se fait à compte gouttes, les bureaux de vote désertés partout comme à Boké, Mamou, ou Kankan, de telle sorte que la Télévision Nationale est en difficulté pour trouver des images de foule qui pourrait accréditer la thèse de succès. Selon S. Diallo, des journalistes de la chaîne d’Etat ont été blâmés « pour n’avoir pas filmé l’engouement et la joie ». Il y avait du vide, et au chef du Lynx de conclure :

‘« Plagiez Darwin ! « Même la puissance journalistique ne peut tirer l’image du néant ». Il est nettement plus facile d’inventer un votant que de le filmer ». ’

Mais ce n’est pas cette absence d’enthousiasme qui empêche la victoire du « Oui », puisque les urnes sont bourrées. Il faut néanmoins, écrit l’éditorialiste,

‘« éviter les résultats de 99,99% en vogue dans les républiques bananières. L’administration est tombée d’accord avec elle-même pour un raz-de-marée de 98,36% de « oui ». Avec un taux de participation de 87,20%. Ces chiffres sont parfaitement honorables pour une république cocotière. Tout ou presque, rentre dans le nouvel ordre démocratique national par la grande porte. Tout, sauf la démocratie qui, elle, est entrée à l’hôpital avec de sérieuses contorsions ».’

La promesse, ce n’est pas en réalité seulement un référendum, mais un référendum qui consacre et maintient le Président dans son pouvoir. C’est un « scrutin à qui perd gagne ». Comme on le voit dans la une 503, le pays est inondé de « Oui », arrivant de tous les côtés, et la caisse du Président, flottant au dessus de cette mer consentante est l’expression d’un régime au dessus de tout. L. Conté conserve ses étoiles de Général (sur son bonnet comme dans le bâton dans sa main) et pense à la pérennité de son pouvoir. En effet, dans ses pensées, se succèdent plusieurs couronnes, comme autant de mandats présidentiels qu’il briguera. Cette pensée d’ailleurs, comme on peut le voir sur le dessin, se prolonge au-delà du cadre, comme pour assurer qu’il s’agit bien d’une pensée et de mandats infinis. Le pays aurait voté « Oui ».

‘« Koutoubou ! Non, mais… Didon. Référen…Donne là, c’est tout oui cuit…Couic, Gô ! Mon vié, pays là ! ». ’

Tels sont les mots qui expriment le dépassement du Vieux Koutoubou. Pendant toute cette période, l’ensemble du gouvernement et des bastions du PUP se sont lancés dans une campagne en faveur du « Oui ». On peut notamment le voir dans la petite une du numéro 500 (avec le Premier ministre Lamine Sidimé : « La leçon de « l’Oui !») ; dans celle du numéro 503 (dans la commune de Kaloum : « 11 novembre Le Kaloumet de la paix ! », la tricherie est de mise, pendant que la population vaque à ses occupations habituelles (les enfants jouent au football, les femmes font leur marché) et qu’elle se foute complètement des urnes (« Moi, ça-ma-fou », grogne le personnage à gauche devant sa tasse de café).

Comme on peut donc le voir, la révision constitutionnelle est au centre des débats dans l’espace public guinéen. Le Lynx propose un discours critique à la fois de la part de sa rédaction, mais aussi de son lectorat disséminé dans le pays et dans le monde. Dans son éditorial du numéro 485, Souleymane Diallo intimait : « Silence, on trompe ! ». On serait dans la tromperie, d’autant plus qu’il estime que la Guinée est dans l’ombre, dans un Etat de droit divin. Pour lui, le pays fait un fulgurant retour en arrière, où populisme et démagogie sont les maître-mots. En enfer ou au paradis, c’est comme veut le chef, puisque, finalement, il n’y a pas de frein, de retenue, de contre-poids, d’arbitre ou même de holà. Le Président, selon S. Diallo, peut malmener, choyer, faire rire ou faire pleurer, développer ou détruire. Constat alarmant donc qui est à la base de tous les énoncés qui se relaient dans les colonnes du Lynx . Pour le satirique Guinéen, le pays est transformé petit à petit en un royaume avec un « roi et des roitelets », un empire. L. Conté, est seul maître à bord, le roi de la Guinée, à l’image de la petite une du 23 juillet :

Pourtant il n’y a aucune raison de vouloir encore de l’homme comme Président de ce pays, si on en croit cette analyse de Alyou Barry :

‘« Les promoteurs du Plan d’Action pour Susciter le Référendum occultent les réalités et affirment sans sourciller que « sept (7) ans de mandat (présidentiel) permet de réaliser un programme de cinq (5) ans » ! Sans supercherie. Ils soutiennent que la souveraineté du peuple sera plus effective avec moins délections. Que les plus hautes responsabilités de l’Etat doivent être confiées à un président qui n’assume pas la responsabilité de ses actes. Que peut-il faire au cours de son mandat qui ne soit commis dans l’exercice de ses fonctions. Il ne serait jugé que par la Haute Cour de justice dont il nomme les membres et le Président. Ils décideraient le cas échéant si sa suppléance doit être assurée pendant la durée du procès. Kim Il Sung, Duvalier père et Hassan Hassad ont désigné leur fils pour leur succéder. Pourquoi ne ferait-on de même au pays de la Cocoteraie ? La fonction de Chef d’Etat serait-elle une sinécure ? Laissons Fory Coco faire valoir ses droits à la double retraite de l’armée et de Chef d’Etat. Qui veut lui donner la couronne de Bokassa ? Après 19 ans de pouvoir, il aura sûrement envie de consacrer le reste de sa vie à la prière , à la lecture du Coran, à ses champs et à la fondation Lansana Conté pour la paix ».’

Ce passage montre un facteur important dans l’élaboration du discours de la presse satirique : l’existence ou non de l’humour. Nous avions posé la question du comique comme constitutif de la satire. Ici, le journal développe une analyse « sérieuse » de la situation politique guinéenne, comme si l’humour devenait vecteur de distraction pour saisir l’essence du message. Il arrive donc que le journal satirique ne soit pas humoristique, à l’image de l’analyse citée ci-dessus. Cette réflexion, parue dans la livraison du 23 juillet 2003 pourrait résumer l’état d’esprit du Lynx et par extension de son lectorat en cette période trouble dans la vie politique Guinéenne. La position de la satire étant de pointer du doigt les dysfonctionnements de la société, l’actualité politique offre ici un prétexte formidable au Lynx de faire le point sur les dix neuf ans de gouvernance de L. Conté et sur l’utilité de son maintien au pouvoir aujourd’hui.

Mais la force de la critique doit se faire envelopper dans la douceur du rire et de l’humour : un discours sera d’autant plus apprécié qu’il alterne le serieux et l’humour. C’est pourquoi, la satire va fondre et glisser son discours provocateur et mordant dans le creux d’un environnement ironique.

‘« Même si le rire est le propre de l’homme, tout le monde n’aime pas l’humour. Mais il vaut mieux manier l’humour que la dague ou la corde du tortionnaire »,’

écrit Alyou Barry. C’est là toute la force du journal satirique qui se sert du comique pour faire passer la pilule. A ce propos, Assan Abraham Keïta (spécialiste des calembours de la rédaction, selon ses collègues) est certainement celui qui manipule encore mieux cette arme aux allures angéliques :

‘« …comme pour dire : attention aux droit du bonhomme et des citoyens ! ou tout simplement doucher l’ardeur des obsédés textuels et autres amateurs de code peinard, dans leur ivresse démon-cratique et qui sait ? démonologique ! Il est vrai que notre Etat de tous les droits est extatique et que notre démocratie gratouille souvent le bon sens ».’

Toute la structure sémiotique, autrement dit tout le processus de signification et d’interprétation repose sur cette habileté du journaliste à coincer des expressions connues dans un langage ironisant et à permettre de ce fait de frapper les cibles de ridicule. Les Droits de l’Homme et du Citoyen prennent, par exemple, ici un sujet singulier (droits du bonhomme) qui figure et fige L. Conté dans sa position de « dictateur » ; ses partisans deviennent des obsédés textuels prêts à tout pour manipuler la Constitution à leur profit ; le code pénal est désormais peinard et la démocratie arbore quelque couleur démoniaque ; l’Etat de droit est affublé d’un article défini (les, après la préposition de) qui ouvre ainsi la porte à tous les droits justement ; un Etat qui, au lieu de gratter dans le bon sens, fait plutôt du tort au bon sens. Enfin, après avoir énuméré les points sur lesquels l’Organisation Guinéenne des Droits de l’Homme (OGDH), formule ses critiques, le journaliste conclut avec ce jeu de mot interrogatif : « Ne dit-on pas q’un homme à vertu, en vaut deux ?»

Pour finir,

‘« On tripatouille la constitution », « Hold-up constitutionnel », « La Guinée subit le plus grossier tremblement politique d’un autre âge », « une mascarade dangereuse et une macabre démarche »,’

Ce sont là quelques réflexions que l’on pouvait lire dans les colonnes du Lynx .

Nous disions précédemment que Le Lynx construit un discours critique qui est le reflet de son état d’esprit et de celui de son lectorat. La légitimation de son point de vue passe ici par une double stratégie, ou même par une triple dimension : constituer son dispositif comme une tribune d’expression libre pour tout lecteur qui a des envies de critiques, suivre l’opposition dans sa campagne de dénonciation du référendum, notamment pour démontrer que l’argument consistant à dire que la demande de modification constitutionnelle viendrait de la population, est infondée, enfin rappeler le régime passé en faisant un parallèle entre les méthodes de celui-ci avec ceux du gouvernement actuel.

En effet, tout au long de cette période, plusieurs « plumes de lecteurs » se succèdent et se côtoient dans les pages du satirique. Tous ont ce point commun de dénoncer le bilan du pouvoir et de condamner la démarche des proches de L. Conté. Dans la Chronique Assassine du numéro 487, c’est un certain Maligui Soumah, Maître de Conférences en Science de Gestion à l’Université de Paris13 qui livre ses sentiments à partir d’une interrogation : « Guinée  : Sommes-nous encore en démocratie ? » Son article est un réquisitoire contre le gouvernement, dénonçant le caractère monarchique du pays. L. Conté serait responsable d’un chômage endémique, de faim, de corruption, de détournement, d’abus de biens sociaux, de pauvreté et de désolation. Pour lui, le Président doit

‘« d’abord respecter les règles prescrites par cette loi [la loi fondamentale] ; le Président Lansana Conté avait pourtant fait serment, devant la Cour Suprême et l’opinion internationale, de respecter notre constitution et veiller à son application ».’

Pour cet intellectuel guinéen, le serment a été bafoué et violé. Le régime serait incompétent pour gouverner. Pour ces raisons évidentes de mal gouvernance, la fin du mandat actuel de L. Conté doit sonner son départ de la gestion du pays. Pour justifier cette même logique critique, Le Lynx publie dans la rubriquePolitique du 20 août, une autre analyse de lecteur : Thierno Amadou Dramé, Etudiant en DEA de Droit Public et Sciences Politiques, à l’Université de Nancy2. Sous le titre interrogateur « Révision constitutionnelle ou tripatouillage constitutionnel ? », cet étudiant guinéen fonde sa réflexion sous un regard de spécialiste juridique, pour montrer le non respect de la loi. Il part d’une lecture critique de la Loi Fondamentale pour mieux appuyer et illustrer son point de vue. Pour lui, il faut constater

‘« qu’à bien des égards la modification du mandat présidentiel, s’apparente à un véritable coup de force perpétré contre la loi fondamentale et la démocratie politique ».’

Ce qu’il appelle « analyse juridique et politiste » de la problématique aboutit à cette conclusion attendue :

‘« La constitution est la charte fondamentale sacrée dont le peuple s’est doté, et qui ne peut être révisée qu’en cas d’extrême nécessité. Or, la révision du mandat présidentiel annoncée par le P.U.P et ses démembrements ne vise à combler aucune lacune de la loi fondamentale, elle remet plutôt en cause les acquis de celle-ci, elle ne répond à aucune exigence constitutionnelle ou politique. Il s’agit simplement d’une manœuvre politicienne destinée à tripoter la constitution, pour permettre à un homme de se perpétuer à la tête de l’Etat. Et ceux qui s’activent aujourd’hui derrière la modification du mandat présidentiel, mettent en avant la nécessité de « permettre au général-Président de poursuivre son œuvre ». Mais quelle œuvre ? Œuvre de destruction de la République et des institutions démocratiques. La révision du mandat présidentiel remettra inévitablement en cause la stabilité des institutions constitutionnelles, en introduisant dans la loi fondamentale des textes taillés sur mesure. Et si cette réforme aboutit, c’est l’avenir de la démocratie qui est hypothéqué et malmené dans notre pays. Malheureusement tout cela est masqué aujourd’hui par la volonté des réformateurs de soumettre leur projet de révision à l’approbation populaire pour légitimer ainsi une vaste opération de manipulation politicienne. Mais ils oublient en même temps que « la souveraineté nationale peut tout faire sauf détruire la souveraineté nationale ». »’

Nous avons, ici, comme dans d’autres citations d’ailleurs, repris, exprès, la mise en forme des énoncés. Autrement dit, le système de gras utilisé dans notre citation est exactement celui qui est employé par le journal. Le choix de cette mise en forme des énoncés implique forcément des significations de lecture. M. Mouillaud et J-F. Tétu (p.71) montraient assez bien que la variation de taille est un signifiant déterminant dans la sélection et la valeur que l’on peut accorder à un énoncé. Cette combinaison de la taille et de la valeur se trouve dans la « graisse » des formes imprimantes qui fournissent des caractères plus grands et plus noirs. Nous sommes justement au centre de notre préoccupation. En effet, l’utilisation du gras dans la citation qui précède permet au journal de mettre en exergue les points sur lesquels se concentre sa critique et conduire le lecteur vers la sélection de ce niveau de lecture. La taille et le gras constituent alors des indications précises qui pointent et éclairent, de manière flagrante, les zones qui doivent être retenues. Ici, il s’agit d’une argumentation qui tend à démasquer les failles de l’argumentation de ceux qui défendent la prorogation du mandat présidentiel. De la même manière, citer, en le mettant entre guillemets, l’argument de base des réformateurs (« permettre au général-président de poursuivre son œuvre »), en prenant soin d’utiliser une police plus petite, intime le lecteur à donner moins de crédit à cette citation. La hiérarchisation de l’information et la lecture des énoncés obéit ici à une règle simple qui oriente notre regard vers un terrain choisi et privilégié par le journal.

Comme nous venons de le voir, Le Lynx offre ses colonnes à ses lecteurs. Cependant, il ne s’agit pas de n’importe quel lecteur ayant des envies critiques. Très souvent, nous l’avons vu, il s’agit de personnes qui peuvent être considérées comme des références dans la société Guinéenne. Dans les exemples que nous avons étudiés, ce sont un étudiant et un enseignant, installés à l’extérieur du pays, en France. Mais, c’est un autre enseignant, comme dans le numéro 502, Dr Makanéra AL-Hassan Kaké, à l’université Koffi Annan qui affirme que le droit a été biaisé. A la une 504, le « Je suis inquiet » de Mgr Robert Sarah, archevêque de Conakry, avant son départ pour Rome, va dans le sens de crédibilisation des points de vue du journal. Les voix de ces personnalités deviennent alors parole de spécialiste (d’évangile ?) pour cautionner le discours même du journal. Il existe ainsi une complémentarité entre les deux instances énonciatives qui conditionnent le lectorat et le confortent dans la lecture du Lynx . Le procédé de légitimation du discours critique use de citation directe : au lieu d’interviewer ou de caler les discours de ces personnes dans ceux des journalistes, on offre ses pages. L’identification du lecteur se fera d’autant plus facilement qu’il considère et reconnaît l’émetteur comme instance spécialiste jouissant d’une parole autorisée et disposant de savoirs intellectuels reconnus, ici et surtout ailleurs, en l’occurrence en France. Il en est de même du discours relevant de l’opposition.

Notes
138.

Le Lynx , N°484, p.15

139.

Le Lynx , N°484, p.15

140.

Il faut lire, « mon vieux ! » : exclamation pour marquer son dépassement