3-3-1°/- A propos de corruption

La mauvaise gouvernance reste au centre des préoccupations des médias africains. Comme à son habitude, Le Lynx est un journal très prolixe lorsqu’il faut dénoncer les causes du retard de l’Afrique et de la Guinée, en particulier. Pas moins de neuf numéros dont la une, (cf. annexes, les numéros 484, 485, 487, 490, 491, 492, 493, 509, 510) soit dans la caricature principale, soit dans une des cartouches, pointe directement la corruption et les magouilles qui minent la gestion publique guinéenne. A la première page du 2 juillet, sous le titre « On Kolomange ! » (le jeu de mot condense à la fois le nom du quartier, Koloma, et les détournements des fonds), la cartoucheCoopération dénonçait :

‘« Pour bâtir leur ambassade à Koloma, les Ricains ont déboursé plus de deux milliards. Déjà, la moitié du magot a dû échapper au Trésor pour d’autres petits comptes. Ça déraille encore ».’

Il faut rappeler que la chute de la cartouche, identique pour toutes les autres de la même une, est en référence au nom du secteur dans lequel se trouve le domaine : Kaporo Rails, apparaissant à la fois dans le surtitre et sur une pancarte à l’intérieur de la caricature d’Oscar.

Le Lynx est dans une structure critique qui dénonce le détournement d’une partie des fonds qui ont servi à l’achat du terrain. Dans ce numéro du 2 juillet 2001, S. K. Cissé rappelait que la corruption avait poussé tellement loin ses racines qu’elle avait gangrené la jeunesse, à travers des fraudes lors du baccalauréat. Abou Bakr lui s’indignait de la déconcertante facilité avec laquelle on pouvait se procurer des cartes d’électeurs dans les étalages des marchés de Conakry. Lorsque les bailleurs de fonds mettent le doigt sur la dette extérieure du pays, Le Lynx ironise : « La Guinée marche la dette haute » (cf. annexes, une 485). L’expression consacrée, « marcher la tête haute », ne sied plus au pays. La condensation et la substitution (à travers les mots « dette » et « tête » : la hauteur de la tête dans l’adage est l’expression de la fierté et de la grandeur ; alors que dans la dette, l’ironie marque la faiblesse et la pauvreté du pays), procédés du mot d’esprit dont faisait état Freud dans l’ouvrage du même nom, constituent alors le socle du jeu ironique qui provoque le sourire du lecteur. Rire d’une situation aussi délicate passe obligatoirement par le moule de la satire qui permet une distanciation et convoque infailliblement une compétence culturelle, résumée ne serait-ce qu’à la seule connaissance de l’adage de base. Autrement dit, si l’expression ayant subi la modification nous est inconnue, l’esprit du mot, c’est à dire à la fois le jeu d’habileté qui l’a produit et l’idée qui sous-tend sa production, cet esprit, nous disons, restera sans effet. Le comique décelé constitue le facteur révélateur de la part négative sous-jacente au mot, insufflée par son auteur. Rire de ce fait souligne notre accord tacite et crée la distance ainsi de notre place de spectateur vis-à-vis de cet acte. De la même manière, à la une 487 (cf. annexe) 20 milliards ne peuvent constituer une misère que dans la parole satirique.

Ces procédés de reconversion (où nous passons d’un fait brut et dur à sa transformation par l’ironie) permettent au Lynx de mieux le faire accepter, puisque selon lui, l’Etat est le premier brigand de la Guinée, et que tout va de mal en pis dans la gouvernance. Le pays est soumis à la fraude électorale, au racket, aux détournements. Sambry Sako de Bokoro, dans sa chronique du 30 juillet se plaignait :

‘« Et aujourd’hui, dans ma pauvre Guinée, tout a fondu comme beurre au soleil : richesses, moralité, dignité, crédibilité, honneur, tout s’en est allé à vau l’eau, glissant paresseusement sur les ondes du temps, vers les abysses de l’oubli. Tout s’est évaporé, tout a prestement détalé au diable vauvert, drapé du voile épais de la décadence morale, de la déchéance humaine dans toutes ses diversités ».’

A cette question de la morale correspond le combat qui fonde toute la démarche de l’écriture satirique. C’est à la dénonciation de tout comportement qui fait une entorse à ce code que se positionnent les journalistes satiriques, à l’image d’Abou Bakr qui n’admet pas que des enseignants soient virés à cause de leur appartenance politique. De la même manière, Le Lynx , comme pour reprendre les critiques de l’OGDH (Organisation Guinéenne des Droits de l’Homme), observe que les lois ne sont pas respectées dans ce pays. Une Guinée minée par une corruption qui fait que le satirique lui consacre quasiment tout un numéro. En effet, au 31 décembre, comme dans un ultime rendez vous avec son lectorat, Le Lynx déploie toute la une du numéro autour de la corruption et des affaires de détournements. Tous les discours de la une, de la caricature centrale aux cartouches ou à la « petite une », sont, directement ou indirectement, liés à ce sujet. Une façon de boucler l’année sur le sujet majeur de préoccupation de tout média qui entend combattre ce fléau, gangrène des régimes africains.

Au Sénégal, Le Cafard Libéré livre le même combat contre le laxisme des gouvernants et ses corollaires, la misère et les difficultés que connaissent les populations. A la une du 4 juillet, le satirique sénégalais titrait : « Gorgui nous cher la vis ». Evidemment, le jeu de mot contenu dans la substitution du mot « cher » au verbe « serrer », de même que celui que l’on devine entre « vis » et « vie », permettent au journal de construire sa fondation ironique. D’ailleurs, la mise en forme de l’énoncé participe du même souci de pointage de l’expression qui constitue la charnière de la critique décalée : écrire le mot « cher » en rouge dans un titre proposé à l’encre noire n’a pas d’autre effet que d’attirer l’attention du lecteur autour de ce concept. Ceci a pour conséquence d’extraire le signifiant de son dispositif afin que le destinataire se focalise dessus. On est bien dans la fonction poétique de R. Jakobson, puisque celle-ci a pour objectif d’attirer notre attention sur la construction même du message : une mise en relief d’un mot par la couleur ou par le jeu des assonnances constitue le lieu d’expression de la fonction poétique. Par ailleurs, ce ciblage a pour fonction de repérer le signe qui lui, se donne en écho, entre en complémentarité avec le surtitre qui le précède, puisque le pays connaît, dans cette période une « hausse des prix du riz, du gaz, du carburant etc… ». Un pays qui connaît une pénurie pendant que son président s’absente régulièrement. Ce qui amène Yaya Sakho, dans son éditorial titré « République cherche intérimaire désespérément… », à cette dénonciation :

‘« Depuis l’absence du Pca, donc, l’entreprise Sunugaal est traversée par des convulsions d’ordre social, économique et policritique, sans précédent. Pis, la République se sent tellement orpheline que l’absence prolongée du Chef de l’Etat a fini par installer une sorte de vacances de pouvoir de fait. Puisque l’on ne sait ni ne sent l’intérimaire du Prési ».’

Tout au Sénégal, semble suspendu aux voyages répétitifs du Président Wade. Une situation qui frise la négligence du gouvernement, à l’image de la caricature d’Odia, parue dans le numéro du 16 août. On y voit l’équipe gouvernementale se prélasser, jouer au football, au Volley-ball ou faire des châteaux de sable pendant que les travaux de l’Etat attendent. C’est ce comportement laxiste qui a engendré la corruption que dénoncent les journaux satiriques africains. Un combat auquel prend évidemment part le Journal du Jeudi , puisque son pays n’est pas exempt du fléau. Dans l’éditorial paru le 9 août, il reconnaissait qu’

‘« au Burkina, la lutte contre la corruption (comme celle contre l’impunité) est une œuvre de longue voire de très longue haleine. Qu’on en parle ou que des actions soient déjà menées est une bonne chose, mais il ne faudra pas se faire d’illusion, on n’apercevra le bout du tunnel que quand les protagonistes (corrompus et corrupteurs) auront conscience de commettre une faute. Car il y a des corrupteurs qui ne savent qu’ils corrompent et des corrompus qui ne savent pas qu’ils le sont. Les premiers pensent, souvent, rendre service ou plutôt remercier ou exprimer leur gratitude pour un service fait ou sollicité et les seconds trouvent « africainement » naturel qu’on leur dise merci ».’

Nous y sommes : précédemment, nous rappelions, à travers des critiques du Lynx , que la corruption avait planté ses racines tellement profondément dans les sociétés africaines que tout combat qui s’engage contre elle risque bien d’épuiser la patience du temps. JJ le montre bien : comment lutter contre un phénomène lorsque les contrevenants ne sont même pas conscients de leur forfaiture ? La sémiotique nous l’a bien appris : lorsque le fait se « naturalise », la difficulté est que les opinions ne s’en rendent même plus compte. Le combat de ces journalistes devient d’autant plus ardu qu’eux mêmes reconnaissent que la misère constitue la cause. Alors

‘«comment sévir, quand le contexte économique actuel, marqué par des temps durs, s’en mêle ?... l’Etat de droit, avec ses multiples consultations électorales, a cultivé le clientélisme qui, forcément, se monnaie. Les élections coûtent chères pour l’Etat qui les organise comme pour les acteurs politiques eux-mêmes. La popularité est presque fonction de la capacité du candidat à satisfaire les besoins alimentaires voire bassement matériels… Mais dans un pauvre pays comme le Burkina, le clientélisme devient une forme de source de subsistance. L’opérateur économique finance l’homme politique, dans l’espoir d’obtenir des marchés. Au plus bas de l’échelle, la bakchich ou le pot de vin, sert à pistonner et à faire avancer ou renouveler une opération. Dans ce jeu d’envoi et de renvoi de l’ascenseur, tout le monde gagne au point que le bougre du petit échelon de la hiérarchie administrative présente des signes extérieurs insultants de richesse ». ’

Cette situation de corruption reconnue et quasiment tolérée engendre cette chute dépitée du journaliste, qui parle de l’homme corrompu :

‘« A défaut de le dénoncer, on se contente joliment de dire de lui qu’il se « débrouille ». Le comble dans ce sport national, c’est qu’il devient de plus en plus difficile voire pénible d’être authentique dans ce monde inauthentique. Les « propres » (heureusement qu’il y en a) se voit même reprocher de ne pas « savoir » se débrouiller ou tout simplement d’être  « incapables » de se débrouiller. S’ils persistent, ils deviennent des empêcheurs de se débrouiller en rond pour les autres. Dans le meilleur des cas, on saute ce fusible qui ne fonctionne pas ; dans le pire, il est qualifié d’incapable et vilipendé car le responsable « capable » c’est celui qui sait « manger » et « faire manger » l’hostie à sa hiérarchie et à son entourage ; l’Etat n’étant le champ du père de personne ».’

Comme on peut le constater, le Journal du Jeudi , a fait un choix pertinent dans sa façon de critiquer la corruption Burkina. Il montre bien que cette question est liée à la fois à une culture (remercier quelqu’un pour un bienfait, de même que celui-ci attend forcément un remerciement après un service), et surtout à la pauvreté et à la misère qui secouent le pays. Pour l’hebdromadaire, la lutte contre la corruption passe par une revalorisation du niveau de vie de la population. Il le rappelait dans la parution du 6 septembre :

‘« Ici au Faso, la vie est dure, certes, mais il faut savoir trouver des systèmes D pour se sortir de la dèche car, comme diraient nos cousins ivoiriens, « débrouiller, c’est pas voler ». Pour voler de ses propres ailes sans pour autant voler tout court, au risque d’être pendu haut et court (haut pour la branche et court pour la corde), diverses options s’offrent au Burkinabé moyen dont la caractéristique première est, paradoxalement, le manque de …moyen ».’

C’est cette atmosphère de désoeuvrement qui conduit à la corruption, où chaque personne qui gravit les échelons doit manger, faire manger, comme le disait JJ , sa hiérarchie et surtout les membres de son entourage au premier rang desquels se trouve d’abord sa famille. La misère devient le vivier à partir duquel se fertilise un Etat où le pouvoir est géré d’une façon absolue, une gestion qui ressemble étrangement à un royaume : « Népotisme : Famille, quand tu nous tiens ! », ironisait Le Marabout à la une de son premier numéro, paru en octobre 2001.