4-1°/- Portrait et caricature

Le portrait est défini par le Petit Larousse comme une « image donnée d’une personne par la peinture, le dessin, la sculpture, la photographie ». On peut également rattacher cette notion à l’expression : « se faire refaire le portrait ». Ce que nous voulons rappeler, ici, c’est qu’au-delà des coups physiques que la victime est censée recevoir dans la réalité, pour signifier cette expression, elle pourrait, valablement, être rapprochée au travail que le caricaturiste fait subir à sa cible. : refaire le portrait d’une cible peut être le travail de « charge » qu’on applique au personnage afin qu’il devienne objet de moquerie.

L’ancien français crée le terme de portrait sous la forme de pourtraict. Cela pour marquer qu’il s’agit bien de représenter le personnage trait pour trait. Donc, l’image est ici dans une logique de ressemblance, d’analogie. Les traits du signe sont exactement identiques à ceux du modèle représenté. Cela le différencie, fondamentalement, de la caricature dont l’objectif, comme l’indiquent ses origines à la fois italienne et latine (caricatura et cargare) est de charger la cible. Il s’agit donc de mettre une charge, déposer contre, mieux lancer une attaque. La caricature constitue une violence symbolique à l’encontre du personnage représenté.

La construction caricaturale consiste à un ciblage de traits précis qu’il faut grossir, de manière démesurée :

‘« La déformation s’attache à un modèle unique d’où elle extrait un petit nombre de caractéristique reconnaissable. Elle les combine à des traits fictifs qui assure au personnage une identité et une trajectoire propres » 144 .’

Donc, le propre de la caricature est de se constituer en proposant une lecture tendancieuse, orientée et détournée de la cible. C’est ce qui lui permet d’atteindre l’objectif de démolition, de dégradation qu’elle s’est fixée. C’est à ce titre qu’on pourrait la différencier du portrait. L’image, dans le portrait, a un tout autre objectif : le sourire du personnage, son costume trois pièces, son regard franc et tout le décor qui l’entoure, contribuent à développer une argumentation qui fasse de lui un homme que le lecteur peut identifier et admirer. Les affiches des hommes politiques, pendant les campagnes électorales, n’ont d’autre souci que de présenter les acteurs politiques sous leur meilleur jour. L’identification sera d’autant plus simple que le portrait condense des traits qui permettent au citoyen de reconnaître le personnage. Ce que recherche le portraitiste, c’est l’adhésion du public au discours valorisant qu’il propose. Dans la caricature, l’adhésion est à un autre niveau. La déformation du personnage permet de mettre en lumière les zones d’ombre, celles sur lesquelles se concentrent les critiques satiriques. Le miroir qui est proposé, ici, est une image difforme et laide. Il est inversé. La laideur, la difformité, le cynisme, tout le fondement du discours repose sur la démolition de la cible, lui ôter son masque pour conditionner haine et dédain de la part du public.

Il faut rappeler, de même que le portrait, la caricature s’inscrit dans une logique d’identification du personnage. Mais la caricature peut également être un portrait de dénégation de la légitimité de l’identité de la cible ou des pratiques dont elle est porteuse. Elle sert à établir un portrait dénégatif du personnage politique. La dénégation, c’est le procédé par lequel le sujet, en même temps qu’il formule un désir ou une pensée, continue à s’en défendre par une négation. Je formule un désir tout en niant son existence chez moi. Cette notion rappelle donc celle de déni, qui implique contestation et refus 145 . Dans le champ de la communication politique, la dénégation consisterait dans une représentation négative et chargée de l’objet dont la finalité est d’obtenir une signification positive. La représentation caricaturale peut ainsi parfois, derrière son voile ridicule, dissimuler une admiration et une estime de l’objet de son discours. L’énonciateur propose un discours certes négatif, mais dont le but inavoué est de montrer son attachement au personnage. C’est un discours qui joue sur l’ambiguïté dont le caractère patent de rejet est fondé sur un principe dissimulé : mieux impliquer, dans le processus de l’interprétation, une estime. La dénégation peut, dans ces conditions, désigner une pratique symbolique de dépréciation ou de dévalorisation qui, compte tenu des conditions dans lesquelles elle est énoncée ou formulée, peut être interprétée comme une forme d’estime ou de légitimation.

Cette attitude de dénégation de la cible est aux antipodes de la fonction première de la caricature, celle de la démolition qui, le plus souvent, amène plutôt le personnage représenté à la haine.

‘« Aussi, s’écrie le satiriste, tu vois que les gens me haïssent et à quel péril ce métier m’expose ! » 146

Le rire que la caricature provoque est aussi l’expression de la distance que l’on prend vis à vis de la cible. Définie comme art de la laideur, de montrer le vilain côté des choses et des personnes, de dénoncer les tares et les taches 147 , la caricature apparaît comme le lieu symbolique où la société se découvre à travers ses vices et ses manies qui attendent d’être corrigés. Cependant, cette caractéristique de dénonciation passe, régulièrement, par le détour du rire. Malgré le caractère critiquable de ces défauts qui font objet de la caricature, nous rions. Le rire que déclenche la caricature est à la fois une prise de conscience d’un défaut dénoncé et d’une distance que nous mettons entre l’objet et nous. La dévalorisation, mieux encore la diabolisation des personnages n’a rien de réjouissant, en ce sens que le propre du rire est de poser une séparation qui devient la terrible sentence condamnant l’objet comme quelque chose qui ne mérite pas qu’on s’en rapproche. Ce rire est mordant, grinçant, dévastateur, comme le note H. Duccini 148 . Lorsque Louis XVI est caricaturé en cochon, Louis-Philippe en poire, ou plus près de nous L. Conté en ver de Guinée, A. Wade en crabe, l’objectif est loin de constituer un cadre flatteur pour ces personnalités. C’est cette capacité à dénoncer, à ridiculiser, à désacraliser le pouvoir politique qui est recherchée dans la caricature.

Prenons quelques exemples : à la une du 13 août, le numéro 490, (cf. annexes) la caricature d’Oscar montre une gendarme accusée de magouilles. La Capitaine Manou Cissé est représentée dans une scène de tortures où elle est la principale tortionnaire. Entre la première victime accrochée par une corde avec les mains liées dans le dos, et une autre gisant par terre, alors que son bourreau lui enfonce la tête dans un récipient d’urine, Oscar développe une critique qui implique une distance de la part du lecteur. La critique est d’autant plus forte que le Président guinéen est au courant de cette pratique, puisqu’il observe la scène avec des jumelles. La construction de la caricature, malgré le caractère humoristique qu’elle renferme, a pour but de dénoncer une pratique qui empêche toute identification possible entre le lecteur et la cible. C’est le même dispositif, développant un discours negatif, qui est à l’œuvre à la une du 20 août (cf. annexes). Le personnage, détournant l’argent de l’Etat, se dirige directement vers domicile présidentiel figuré par un cocotier 149 .

Il faut noter que dans ces deux dernières unes, Oscar s’emploie à construire une dénonciation de personnages corrompus qui appelle obligatoirement une distanciation entre ces cibles et le lectorat. Dans les unes 504, 505 et 506 (cf. annexes), les caricatures rassemblent deux univers que le caricaturiste observe différement : d’un côté, des minitres qui sortent d’une salle de conférence en s’indignant des dénonciations de Mgr Robert Sarah (une 504), un Président guinéen, assisté de son ministre, qui veut encore des éléctions boudées par l’opposition (une 505), de l’autre, un évêque inquiet de la sitaution du pays (une 504) et une opposition refusant de s’associer à un scrutin qui n’est « pas clair ». Ces différents personnages qui sont ici caricaturés sont envisagés à partir d’un rapport d’opposition par le caricaturiste. Les premiers (les ministres en fuite et le Président abandonné) sont l’image des cibles auxquelles le lectorat ne peut et ne doit pas s’identifier, parce qu’ils sont à l’opposé de la norme. Les seconds (Robert Sarah et les responsables de l’opposition), par les critiques et le refus qu’ils opposent à la gestion malsaine du pays, sont dans la logique de ce que défend le caricaturiste. Donc, dans cette construction antinomique, la caricature a pour objectif de montrer à la fois un discours d’identification et d’opposition.

Au Journal du Jeudi , on peut voir la même argumentation à travers la une 514 (cf. annexes), où les propos de B. Compaoré (« sauf que moi, j’ai rectifié la Révolution avec Tom…) sont à comprendre d’un point de vue ironique. Evidemment, la disparition de T. Sankara n’est pas un sujet réjouissant. Par ce procédé ironique, D. Glez dénonce l’assasinat de l’ancien Président burkinabè, en restreignant au lecteur la possibilité d’épouser cette opinion. De la même manière, lorsque le caricaturiste parle de l’anniversaire de L. Gbagbo à la une numéro 2 du Marabout (cf. annexes), c’est pour mieux fustiger l’esprit d’hypocrisie du Président ivoirien et de son adversaire, A. D. Ouattara. En effet, le sourire que chacun des protagonistes exhibe est en contradiction flagrante avec le cadeau qu’il apporte : une bombe qui attend d’exploser. Encre une fois, ce comportement « indigne », contraire aux valeurs d’honnêteté et de bienséance, est dénoncé pour éloigner une possible rencontre entre la cible et le lecteur du journal.

Tout système politique est censé reposer sur un idéal. La représentation électorale consiste justement à représenter son électorat à travers des valeurs que celui-ci défend. Or, la politique est connue pour son incapacité à représenter entièrement les idéaux des citoyens. C’est dans cette brèche que s’incruste la caricature, ébranlant le pouvoir. La caricature a pour fonction de supprimer, de neutraliser le soutien que l’on pourrait avoir pour les projets, les pratiques et les discours des acteurs politiques. Si d’un côté, la caricature fonde un discours critique à l’encontre des pouvoirs politiques, comme c’est le cas des journaux satiriques africains, de l’autre, elle constitue dans le même temps une preuve de légitimité pour ce pouvoir. Le pouvoir est ainsi légitimé par les attaques qui le fondent de nouveau. Par l’attaque qu’elle profère, la caricature devient un lieu de légitimation du pouvoir. C’est exactement à ce niveau de paradoxe que se trouve les médias africains. Finalement, on peut affirmer que la caricature repose sur une rhétorique du paradoxe : sur le plan symbolique, elle est une décrédibilisation, une dévalorisation de l’acteur qu’elle prend pour cible, mais sur le plan réel, elle représente, en fait, un aveu de sa puissance, de son pouvoir, de son existence. C’est à ce point que la différence entre le réel et le symbolique trouve un de ses lieux d’affirmation.

Par ailleurs, la notion de représentation engage donc, normalement, celle de l’identification. La représentation caricaturale, elle, est décalée. C’est par ce processus de décalage qu’elle décale en même temps le destinataire de la cible. Ici, c’est le caricaturiste qui reprend la place de l’homme politique pour représenter le citoyen. Il y a donc un déplacement qui s’opère. Faire tomber le masque de la cible permet un échange de place en termes de représentativité. C’est en ce sens que l’identité du destinataire se trouve construite, non pas à partir d’une identification symbolique à l’autre (si c’est le cas, ici, c’est entre lui et le caricaturiste), mais dans la confrontation et sur l’antagonisme avec une autre, d’où l’intérêt d’étudier, à présent, le lien entre caricature et identité.

Notes
144.

Duval, Martinez, 2000, p.194

145.

Laplanche, Pontalis, Quadrige/PUF, 1997, pp.112-114

146.

Lucien, cité par Champfleury, 1892, p.13

147.

Gaultier, 1906, p.3

148.

Duccini, L’art de mettre les rieurs de son côté, in Historia, mars 2001

149.

On a bien vu que c’est à partir du sobriquet de Fory Coco que Le Lynx garde le champ sémantique de la noix de coco pour parler de tout ce qui l’entoure, notamment son domicile qu’on appellera la cocoteraie