4-2°/- Caricature et identité

Lorsque nous parlons de médias, nous sommes obligatoirement dans l’espace public. Comme le souligne B. Lamizet, dans l’espace de filiation, notre identité se construit par identification à l’autre, dans l’expérience du miroir. Mais dans l’espace public, l’identité est dans une logique de confrontation et d’antagonisme avec une autre identité. Parmi les formes de représentations de l’identité, nous avons vu qu’il y a le portrait que l’on peut opposer, indiscutablement, à la caricature. L’espace public est un espace politique. Donc, un espace où les identités des uns et des autres sont porteuses d’appartenance politique. Dans cet espace, la circulation de la caricature entraîne la cohabitation de trois identités distinctes : celle du caricaturiste, celle de la cible et celle du destinataire.

La première et la troisième identité peuvent, fondamentalement, se constituer dans le processus du miroir, constituant de ce fait la deuxième dans une logique antagoniste. L’identité de l’acteur politique qui fait l’objet de la caricature est fondée et instituée sur la base de la confrontation et de l’antagonisme ave celles du caricaturiste et du lecteur du média. Une première option consiste dans la représentation qui suppose un idéal estimé atteint par la cible, conformément à l’attente du caricaturiste et du lecteur : dans ce cas, cette représentation aura une forme élogieuse. C’est le cas des portraits officiels dont le ressort argumentatif est de construire un discours flatteur, pourvoyeur d’admiration et de valorisation. Ce processus s’inscrit bien dans une logique de sublimation esthétique de l’identité politique. La représentation fonde son discours sur les traits positifs du personnage. L’attrait du portrait aura l’effet d’incliner le destinataire vers une identification avec la cible.

Cependant, comme on l’a noté, il existe d’autres formes de représentation de l’identité politique qui n’opère pas par identification, mais par antagonisme. C’est à cette catégorie qu’appartient, précisément, la caricature :

‘« On trouvera qu’un visage parfaitement régulier, qu’un peintre désirerait avoir comme modèle, est d’ordinaire sans expression. C’est qu’il ne contient rien de caractéristique et ainsi exprime l’Idée de l’espèce que ce qui est spécifique dans une personne. L’élément caractéristique de ce type, lorsqu’il est exagéré, c’est à dire qu’on porte préjudice à l’Idée normale même (à la finalité de l’espèce) se nomme caricature » 150 .’

Nous voudrions nous arrêter, un instant, sur trois notions qui apparaissent dans cette réflexion d’E. Kant : Idée, exagération, préjudice.

La première notion, c’est à dire l’Idée, peut bien être mise en relation avec la représentation élogieuse du portrait dont nous parlions plus haut. Cette Idée est, semble-t-il, la caractéristique majeure du portrait officiel, puisqu’elle est l’expression du Beau. Le peintre, ou le photographe, fonde sa démarche dans une perspective de ce nous appelions, précédemment, la sublimation esthétique : le discours est ici porteur d’éloge, de flatterie et de compliment. Son objectif est de valoriser.

Cela est à l’opposé des deux autres notions utilisées par Kant et qu’il rapproche de la caricature : l’exagération est un parti pris dont l’aboutissement est effectivement le préjudice qu’il porte à la cible. Son objectif est de dévaloriser. On porte atteinte à l’intégrité physique de l’objet pour éviter toute possibilité d’identification pour le destinataire. Cette confrontation peut reposer, essentiellement, sur deux procédés : l’attaque et la dévalorisation.

Dans l’attaque, la violence consiste dans une représentation hostile du personnage auquel on s’oppose. Dans le cas de la presse satirique africaine, nous n’avons pas, véritablement, rencontré de portrait (graphique) politique diabolisant. Mais, un sobriquet comme celui de G. Eyadéma (Eyadémon pour Le Lynx ) participe bien de cette logique de diabolisation de la cible. Dans l’iconographie religieuse, on retrouve souvent cette forme de représentation (les incroyants par exemple). Selon H. Duccini, c’est en cette représentation diabolisée que la métamorphose dévalorisante trouve son sommet 151 .

Le second type de mise en scène antagoniste du personnage est celle qui se rapporte à la dévalorisation. Le processus caricatural se fonde sur la décrédibilisation du personnage. Il faut le diminuer, s’en moquer, jusqu’à l’avilissement, voir au mépris. Un peu plus que dans la première (dans l’attaque), c’est dans cette seconde catégorie qu’entre la caricature. L’identité qui résulte de cette représentation est dévalorisée, décrédibilisée, pour empêcher toute identification. C’est une sorte d’idéalisation négative du personnage représentée. Si elle institue une identité négative, elle construit en même temps une complicité entre le caricaturiste et le destinataire. L’identification que permet le portrait par une sublimation esthétique est impossible à ce niveau. Le « portrait caricatural » institue une distance entre le destinataire et la cible qui est condamnée dans une image négative.

Ce que nous avons voulu montrer, ici, c’est le processus par lequel se construit l’identité politique à travers la caricature, puisque la politique justement peut se définir comme les différentes formes qui permettent d’inscrire nos identités dans l’espace public 152 . Il faut également noter que, comme on a pu le voir, le portrait pourrait bien relever de ce que B. Lamizet 153 appelle les formes de rhétorique de l’identification positive, alors que la caricature peut être rapprochée des formes rhétoriques de l’identification négative, par son caractère dénonciateur. Dans la première catégorie, l’objet de l’argumentation est de représenter le personnage comme un modèle. A partir de cette constitution d’un modèle d’idéal politique, se définit finalement une norme de référence. Dans la seconde catégorie, l’identité va se fonder sur l’opposition et le rejet de ce que représente l’autre. C’est une prévention, un modèle contraire dont le destinataire doit prendre conscience pour s’en distancier. C’est donc une identité antinomique où le

‘« sujet d’énonciation constitue une identité symbolique de référence inverse de l’identité qu’il entend voir adopter au destinataire de son discours » 154 .’

Donc, c’est sur la base de la définition d’un modèle assumé et d’un modèle refusé que se constitue l’identité politique. Lorsque la caricature représente un personnage, son objectif est d’éclairer son destinataire sur l’identité qu’il ne doit jamais adopter. Cette constitution de l’identité, sur une base antinomique nous pousse à présent à poser, dans la partie qui va suivre, la question des références qui sont construisent à la fois l’identité de nos journaux et celle de leur lectorat.

Notes
150.

Kant, 1968, p.76, n. I

151.

Historia, mars 2001

152.

Lamizet, 2002, p.13

153.

Lamizet, 2002, pp.276-279

154.

Lamizet, 2002, p.278