1-1°/- Le Canard Enchaîné : l’altérité qui inspire…

Le Politicien donc, première tentative d’une presse impertinente de la région, sous la direction de Mame Less Dia. Dès le départ, il développe une collaboration très étroite avec Le Canard Enchaîné . Cette première tentative d’une information critique et caustique accouche d’une autre aventure, dans le même pays : Le Cafard Libéré . Parmi les journaux qui font l’objet de notre étude, Le Cafard Libéré est le plus ancien et certainement le plus proche du Canard Enchaîné , même si son Directeur de Publication s’en défend. Argument peu crédible de sa part car, le dispositif même de son journal rappelle, de manière criarde, sans équivoque aucune, les pages du Canard Enchaîné  : son caractère hybride est plus que flagrant. (cf. annexes)

Donc, malgré les défenses qui s’élèvent du côté de la rédaction de l’impertinent journal, pour ne pas reconnaître son lien patent avec son aîné français (outre l’inspiration), la ressemblance est quand même assez flagrante. Celle-ci se perçoit dès les premières lignes : en effet, l’assonance du titre du satirique sénégalais rappelle, sans équivoque aucune, le nom du Canard Enchaîné . Le dispositif même de la première page a une relation très clairement prononcée avec Le Canard Enchaîné . En témoignent : le premier titre, situé au dessus du nom du journal ; un autre, scindé en deux, mais lié par les points de suspension et exhibé sur deux pancartes par les deux cafards encadrant le nom du journal (dans le cas du Canard Enchaîné , il s’agit, bien évidemment, de deux canards) ; il y a toujours un surtitre pour le grand titre de l’actualité de la semaine qui lui, est régulièrement souligné d’un trait rouge (d’ailleurs le rouge et le noir sont les deux couleurs des deux satiriques) ; enfin, comme Le Canard Enchaîné , Le Cafard Libéré paraît tous les mercredis ; sans compter que c’est à la dernière page qu’apparaît la devise du Cafard , comme celle du Canard qui est la suivante : « La liberté de la presse ne s’use que lorsqu’on ne s’en sert pas ».

Après la une, du point de vue de la construction des rubriques, on est toujours surpris lorsqu’on retrouve la logique nominative du Canard Enchaîné  : quand ce dernier appelle sa première rubriqueLa Mare aux Canards, l’autre réplique Les Antennes du Cafard ; quand le français dit Canardages pour traiter des sujets brûlants, le sénégalais répond Grand’Place. Il faut néanmoins reconnaître que le nom de cette deuxième rubrique est teint d’une influence culturelle africaine : la grand-place est le lieu, sous l’arbre à palabres, où dans l’Afrique ancienne on discutait des grands sujets de la société et au besoin, rendait la justice. Quand à la dernière rubrique, c’es là que le journal construit le premier calembour de ses colonnes, en alliant cafarderie et rire pour donner cafarderire.

En somme, Le Cafard Libéré ne peut nier sa frappante ressemblance avec Le Canard Enchaîné . Mais, en tenant compte de son histoire (première tentative du genre dans la sous région), cette approche « plagiaire » (le journal fut attaqué à sa sortie par son confrère français) pourrait être compréhensible. Cependant, au-delà de ce regard vers l’autre, ce journal puise dans le terroir local (l’utilisation de la langue wolof, par exemple) les ingrédients fondamentaux qui font sa vraie valeur, construisant son identité propre.

Le Journal du Jeudi lui, frappe par son format A4. Que notre attention soit attirée par ce format peu banal, c’est oublier la rubrique qui lui vaut la plus grande partie de son originalité : « Moi Goama ». Ecrites exclusivement dans une langue française torturée, les paroles de ce personnage populaire font partie de ce qui constitue l’intérêt majeur que nous portons à ces journaux. JJ est, à l’aune de son format et de ses rubriques (cf. présentation du corpus) une première entreprise qui deviendra la base à partir de laquelle se fondera Le Marabout . Ce satirique panafricain reprend presque à l’identique la physionomie de son aîné, engendré par les mêmes fondateurs, à savoir B. Diallo et D. Glez. Les éditoriaux ne sont jamais signés, comme pour dire que pour l’un c’est la parole du dromadaire (dont la caricature est en haut de page avec une plume coincée à l’oreille) et pour l’autre celle du marabout (dont la tête apparaît en début du texte, le bec figurant la plume). A l’intérieur des pages, la rubrique Megd’Alors devient Merd’Alors (nous reviendrons sur ce changement d’orthographe), Média Culpa, est changé par Irré média blement (le mot « média » est mis en rose dans une ligne en noir). La sous-rubrique En forme/En panne est maintenue. C’est donc une identité qui rappelle bien que les fondateurs ont voulu tout simplement reconduire l’expérience du journal national sur l’Afrique.

Quant au Gri-Gri International , son dispositif n’a rien de particulier outre le fait que ses rubriques lui aussi se rapprochent légèrement de celle du « canard » français. Pour Le Lynx , son caractère le plus original se trouve, sans aucun doute, dans la construction de sa une. En effet, hormis la structure théâtrale de la première page, commune à la plupart de nos journaux, pour Le Lynx , la une signifie surtout unité ; et cette unité (voire même unicité de l’information) se conçoit dans une forme de rubriques appelées cartouches. Ce sont des annonces, à la manière des gros titres au début d’un journal télévisé. Elles sont les lieux choisis et consacrés pour que l’actualité de la semaine se conte dans les mêmes nuances, dans une même et unique logique rhétorique : l’unité acquiert son relief, de façon claire, dans la chute des annonces, dans la pirouette finale, pour parler en termes satiriques. Citons, en exemple, les cartouches du premier numéro de notre corpus, celui du 2 juillet 2001 :

‘« UNION AFRICAINE : Lansana Kouyaté rêve d’être le secrétaire général de l’Union Africaine. Mais du côté de la Cocoteraie et de ses recoins, c’est le silence radio. Ça déraille encore ! »’ ‘« EXAMENS : Au bac 2001, les candidats ont trouvé la méthode « cellulaire » et bien des trucs pour frauder. Les mesures de sécu n’y ont compris que dalle. Ça déraille encore ! »’ ‘« SECURITE : Une affaire de faux passeports à peine révélée, un autre problème de vente de cartes d’électeurs, fait surface au marché de Nongo Taadi. Ça déraille encore ! »’ ‘« COOPERATION : Pour bâtir leur ambassade à Koloma, les Ricains ont déboursé plus de deux milliards. Déjà, la moitié du magot a dû échapper au Trésor pour d’autres petits comptes. Ça déraille encore ! »’

Si ce mode de construction de la une est l’apanage du Lynx , le satirique guinéen, ainsi que les autres, font, par ailleurs, apparaître dans leurs pages une phrase qui constitue un fort lieu de démarcation avec l’aîné français (même si cette caractéristique vient aussi du Canard). Ces signatures, en tous cas, permettent, pour parler théâtralement, de planter le décor. Elles constituent une sorte de ligne directrice qui devra sous-tendre tous les discours à l’œuvre dans ces journaux.