1-2°/- Les devises des journaux : une fenêtre sur le monde…

Le Cafard Libéré : « Il ne faut pas laisser nos moyens de vivre compromettre nos raisons de vivre »’ ‘ Le Journal du Jeudi  : « Lira bien qui lira le dernier »’ ‘ Le Lynx : « Je n’ai pas peur des critiques » Lansana Conté’ ‘« L’histoire se fiche pas mal que vous vous rongiez les ongles » Arthur Koestler ’ ‘ Le Gri-Gri International : « Toute vérité est bonne à lire ! »’ ‘ Le Marabout  :« Gare aux coups de becs ! »’

Nous interroger sur ces devises est un détour de première pertinence à nos yeux, puisque ces citations à la Une de ces journaux (ou à la dernière page, dans le cas du Cafard Libéré ) font partie du dispositif même et participe de la construction de l’identité du journal en question. Ces phrases, citations pour certains, proverbes revus aux goûts du jour pour d’autres, sont des portes ouvertes sur le monde du journal. C’est la lorgnette d’où part le regard humoristique ( Le Journal du Jeudi et La Griffe ) et/ou politique ( Le Cafard Libéré et Le Lynx ).

Pour Le Cafard Libéré , il est important de ne « pas laisser nos moyens de vivre compromettre nos raisons de vivre ». La citation d’H. Beuve Méry sert à rappeler, à chaque instant, si cela est nécessaire, l’obligation déontologique liée au métier de journaliste. Les « raisons de vivre » pourraient être représentées par l’honnêteté, l’objectivité, la démocratie, idéaux fondamentaux que doit défendre tout journaliste, en donnant une information vraie et détachée. Ces principes ne doivent en aucun cas faire les frais de « nos moyens de vivre ». Le matériel, l’argent sont les démons qui détruisent inexorablement nos idéaux. La peur de la pauvreté, l’angoisse de la misère sont des sentiments légitimes. Mais ils ne doivent en aucune façon compromettre la défense de la liberté et de la démocratie dont le journaliste est incontestablement une des figures institutionnelles les plus marquantes.

Cette citation, en définitive, est une mise en garde, un rappel, une sorte de panneau qui interpelle. Cependant, son apparition en dernière page lui ôte une partie de son importance. A notre humble avis, elle gagnerait en force si elle était mise en exergue dès les premières lignes de la Une. Mais, intérêt inavoué, la mise en page de cette phrase à cette place-ci, ne serait-elle pas là, finalement, que pour mieux revendiquer, en d’autres termes, la paternité et la proximité du Cafard Libéré avec Le Canard Enchaîné  ?

En ce qui concerne Le Lynx , il s’agit de deux citations distinctes qui n’auraient aucun rapport si elles n’avaient pas été exposées au même endroit, dans la même épigraphe, à la Une, en haut de page et à gauche du nom du journal. Ici, le contexte de communication, le dispositif, mieux la disposition joue son véritable rôle de coercition qu’on lui reconnaît dans les modalités de lecture et d’interprétation du message.

En effet, « Je n’ai pas peur des critiques » est une phrase que prononce Lansana Conté, Président de la Guinée, lors d’une de ses premières conférences de presse, suite à son accession au pouvoir. Alors que « L’histoire se fiche pas mal que vous vous rongiez les ongles » est une citation tirée du livre d’Arthur Koestler, «  Du Zéro à l’infini  ». Lansana Conté et Arthur Koestler, deux hommes, deux discours, deux époques, deux contextes, deux statuts dont l’unique point commun est de se retrouver à la Une d’un seul et même journal. La rencontre de ces deux affirmations, évidemment, permet au Lynx , de formuler un discours précis dont le message implicite recouvre un choix éditorial et politique qui correspondent exactement au ton du journal. Le Lynx annonce dès sa première page la couleur et les nuances de son discours. Mieux, il introduit le bras de fer qu’il entend engager avec les pouvoirs publics guinéens, en particulier avec le chef de l’Etat.

Pour interpréter ce dispositif (en s’inscrivant dans sa logique de communication : cela est important puisque ces deux phrases prises isolément n’auraient pas de sens, du moins le sens qu’elles sous-entendent en apparaissant à la Une de ce journal satirique), pour lire donc cette épigraphe, nous pourrions, sans risque d’aberration, avancer l’hypothèse suivante : que Conté ait peur des critiques ou non, cela ne regarde que lui ; c’est le cadet des soucis du Lynx . Ces paroles du Président ont une résonance comparable à ce banal fait de se ronger les ongles aux yeux de l’histoire. Geste d’une insignifiance totale pour que l’histoire lui accorde le moindre crédit. Donc, aussi sûr que l’histoire n’accorde pas de l’importance au fait de se ronger les ongles, de la même manière, le journal satirique guinéen se fout complètement que le Président soit effrayé ou non par les critiques : c’est à ce titre que Le Lynx pourrait voir l’affirmation de Conté.

Cet inhabituel procédé de comparaison, discours indirect amenant habilement l’orientation du journal, ce dispositif dit ceci : que vous ayez peur ou non, nous critiquerons, nous ouvrons l’œil sur tout, c’est pour cette raison que nous nous appelons Le Lynx . L’épigraphe est directement suivi de ce nom et le cadre est refermé par le dessin de l’animal arborant un képi militaire, clin d’œil humoristique en direction du Général-Président Lansana Conté. Donc, cette épigraphe doublée du dessin du lynx qu’on a pris soin de caricaturer avec la casquette dit l’intérêt particulier que le journal porte au Président de la République, d’où les attaques que nous relevions dans le précédent chapitre. Lorsqu’un seul numéro du Lynx épargne la personne du Président, c’est pour mieux fustiger ailleurs son gouvernement, donc le condamner encore une fois.

« Toute vérité n’est pas bonne à dire », dit l’adage. Le Gri-Gri lui préfère : « Toute vérité est bonne à lire ». Ce simple adage populaire acquiert dans ces circonstances une valeur symbolique réelle qui n’est pas sans rappeler la mission élémentaire des médias et des journalistes : raconter la vérité, la véracité des faits, parce que toute vérité est bonne à écrire, est-on tenté de conclure. En tout cas, pour Le Gri-Gri , toute vérité doit être exposée à la lecture de son public. Il contredit ainsi l’adage consacré pour mieux affirmer le rôle premier de la presse. Cette affirmation porte donc une charge politique liée à l’institution que représente la presse et par conséquent relaie un principe démocratique connu, reconnu et édifié : la transparence.

Les signatures des trois premiers journaux, on pourrait dire, se situent à un niveau implicite de la revendication politique de leur ligne éditoriale. Que serait la satire sans l’engagement politique de son auteur ? Un vulgaire jeu de mots rigolo sans conséquence. Sa force, sa valeur et sa profondeur se conçoivent dans son lien avec son engagement politique, surtout lorsque cette satire est journalistique. Les journaux qui appartiennent à notre corpus ont effectivement intégré cet impératif, même si pour Le Journal du Jeudi , nous pensons que sa devise renvoie plutôt à sa périodicité.

Le « Lira bien qui lira le dernier » de la Une de JJ rappelle sans équivoque l’autre proverbe : « Rira bien qui rira le dernier ». Cette griffe de l’hebdomadaire satirique burkinabé a essentiellement deux significations, deux valeurs : l’une est liée, comme nous disions tantôt, à son jour de parution, l’autre à son genre discursif. Il est en effet sous-entendu dans cette affirmation l’idée que le journal est le dernier à paraître dans la semaine : le jeudi. Ce « retard » lui donne alors un recul relativement important qui lui permet de livrer plus pertinente de l’actualité. Il est vrai que le déroulement de l’actualité obéit à la règle, s’il en est de la surprise, de la nouveauté et de l’inattendu (parce que l’information peut arriver à n’importe quel moment). Mais que cette rupture dans le flux (c’est dans ce sens qu’il faut comprendre cette notion d’information) se produise en début ou en fin de semaine, le Journal du Jeudi dispose d’un temps de réaction favorable à une analyse plus attentive du fait.

L’autre valeur attachée à cette signature réside dans son écho au proverbe « rira bien qui rira le dernier ». Habituellement, ce proverbe est une mise en garde pour faire comprendre que l’issue d’un conflit entre deux adversaires ne sera pas obligatoirement bénéfique à celui qui semble être le gagnant, à première vue. Cette victoire pourrait être apparente, sous-entendu que l’autre dispose de cartes qu’il n’a pas encore abattues. Autant ne pas se moquer car, c’est à cet adversaire que reviendra la dernière des moqueries et c’est ce dernier rire là qui est le plus important. Cela est, dirons nous, l’interprétation triviale, dénotative, de ce proverbe. Le Journal du Jeudi lui incorpore une valeur connotée pour pour faire preuve d’humour. Nous savons que le rire est une composante fondamentale de la satire et lorsque celui-ci rencontre la presse, il se conjugue avec le « lire ». Donc, même si l’on écrit « lira bien qui lira le dernier », cela fait incontestablement écho au « rira bien qui rira le dernier » qui circule dans la société.

C’est cette même logique de mise en garde qui prévaut dans le choix de la signature du Marabout  : Gare aux coups de becs, voire aux coups de griffes. Ce que le journal retient, c’est sa capacité à égratigner, son projet de griffer, de piquer au vif : la confusion du bec et de la plume dans la caricature qui figure l’oiseau-marabout participe du même souci : le coup de bec est un coup de plume, celle qui égratigne.

S’il ne fallait retenir qu’une chose de l’analyse de ces signatures, c’est sans nul doute leur lien avec l’engagement politique inhérent à toute lettre satirique, mais aussi dans la prise en compte de notre réservoir culturel et idéologique. Chaque signature est une formule qui recèle et révèle les règles de construction satirique fondées entre autres autour de l’humour et de l’ironie dont les cibles vont faire les frais. C’est aussi une appropriation d’un discours culturel pour lui insuffler une valeur supplémentaire autre que celle qu’on lui reconnaît habituellement. Cette manière de construire son discours permet à la presse satirique africaine de construire une certaine image de son lectorat.